Pourquoi modifie-t-on les règlements de Donjons et Dragons?
Les jeux de rôles sur table comme Donjons et Dragons (D&D) ont explosé en popularité depuis quelques années : avec leur apparition dans des séries télévisuelles comme Community (2010), Stranger Things (2016) ou Big Bang Theory (2007) et la naissance de séries en ligne comme Critical Role (2015) et Dimension 20 (2018), le passe-temps né dans les années 1970 est plus populaire que jamais. La dernière édition de Donjons et Dragons (ci-après, D&D 5e) est la plus populaire du moment, et a connu une croissance continue depuis son lancement (Wieland, 2021).
Les jeux de rôles sur table représentent une façon unique de jouer : à la fois collaboratif et coopératif, es joueuses participent, à travers les personnages qu'elles incarnent, à une aventure dans laquelle elles cherchent à atteindre des objectifs qui ne sont pas nécessairement fixés d'avance (Roux, 2016). Le jeu est souvent joué avec deux « rôles » essentiels : les joueuses, qui contrôlent un personnage imaginé, et la meneuse du jeu, qui décrit les environnements, les scénarios et contrôle les personnages non joueurs.
Dès les tout débuts du passe-temps, les concepteurs du jeu mettent l’accent sur l’adaptabilité du système de jeu : à la dernière page du premier livret de Donjons et Dragons, Gary Gygax et Dave Arneson encouragent même les joueuses à leur écrire pour partager leurs additions et leurs idées. (TSR, 2014 dans White et al., 2018).
En effet, la pratique de modifier les règles semble omniprésente. Sur Reddit, il y a plusieurs communautés avec des centaines de milliers d’abonnés qui ne discutent que de modification de règlements pour D&D 5e. Sur YouTube, des créatrices de contenus partagent leurs règles modifiées.
Dans la littérature scientifique, la modification des règlements est fréquemment mentionnée dans plusieurs textes, mais n’est pas abordée en profondeur (Cover, 2010, p.104 ; White et al., 2018 ; Godin, 2018, p.106, Hammer, 2007, p. 76). Mon projet de recherche a comme objectif d’explorer pourquoi les joueuses modifient les règlements de ce type de jeu, en étudiant spécifiquement les joueuses du jeu D&D 5e.
Changer les règles ensemble
Les jeux de rôles sur table prennent essentiellement la forme d’une conversation entre les joueuses. Les joueuses, par l’entremise des règles du jeu qu’elles ont choisies, établissent des évènements comme étant vraisemblables, déterminent le résultat narratif des conflits et s’assurent de maintenir une compréhension commune des faits dans le monde du jeu (White et al., 2018). Dans leur chapitre du livre Role-Playing Game Studies, White et al., décrivent les jeux de rôles comme définis par leur setting (leur univers) et leur system (leur système). La notion de système m’intéresse particulièrement. Le système est composé des procédures qui encadrent l’ajout, la modification et le retrait d’éléments fictifs dans le jeu. Certaines de ces procédures sont strictement mécaniques (notamment les règles de combat), alors que d’autres sont plus implicites : les règles pour créer le monde du jeu et les normes sociales pour participer à la partie (White et al., 2018).
Chaque système de jeu est cependant fondamentalement incomplet, puisqu’il est impossible de prédire et de légiférer toutes les situations narratives imaginables. Ainsi, plusieurs systèmes introduisent une « règle d’or », une règle qui stipule que la meneuse du jeu a le dernier mot pour appliquer les règlements. Elle peut improviser des règles et des solutions pour réagir aux actions des joueuses (Cover, 2010, p.42). C’est notamment le cas dans le jeu à l’étude, D&D 5e (Mearls et Crawford, 2014a, p.5).
Il faut aussi considérer l’aspect collaboratif des jeux de rôles. Jessica Hammer parle des différents « textes », écrits par différentes autrices, qui se disputent l’autorité et l’agentivité nécessaire pour influencer l’histoire racontée autour de la table. Ces textes sont primaires, secondaires et tertiaires. Le jeu est le texte primaire : il codifie les règles du jeu. Le texte secondaire provient de la meneuse du jeu, qui établit l’environnement et les défis à surmonter. La joueuse agit dans le texte tertiaire lorsqu’elle prend une décision et influence la trame narrative commune (Hammer, 2007, p. 70-71). La distribution des responsabilités est fluide et constamment changeante : le livre de règlements peut passer de « livre sacré » pendant un moment, puis être complètement ignoré à un autre.
Qu’est-ce qui compte comme une modification ?
Revenons au sujet à l’étude : la modification des règlements.
Comme mentionné précédemment, les jeux de rôles sur table ne peuvent pas avoir des règles réellement complètes : il est toujours possible de créer des scénarios que les procédures des livres de règlement ne peuvent pas résoudre. De la même façon, les décisions créatives d’une autrice peuvent la mener à créer de nouvelles solutions. Est-ce que modifier les habiletés en combat d’un monstre représente une modification des règles? Selon une interprétation stricte de « changer les règles », oui : la meneuse modifie les nombres et écrit de nouvelles habiletés. Cependant, si la meneuse suit les « principes du jeu » (si elle respecte les procédures de combat, par exemple) pour modifier le monstre, est-ce une « vraie » modification ? En effet, dans D&D 5e, le Dungeon Master’s Guide propose des procédures pour créer de nouvelles créatures (Mearls et Crawford, 2014b).
Nous percevons la réponse à cette question comme un acte d’interprétation individuel : chaque joueuse décide des appropriations qui respectent les règles et celles qu’elle considère être des détournements. Afin d’étudier le raisonnement des joueuses qui modifient les règles, nous avons adopté une méthode qui priorise les entrevues semi-dirigées. L’objectif est d’interviewer différents groupes de jeu de D&D 5e afin de les interroger sur pourquoi (ou non) ils modifient les règlements de leur jeu de rôles sur table. Ceci permet de faciliter les échanges entre les participantes et d’encourager un environnement où les joueuses pourront plus facilement expliquer leur raisonnement en rapport avec les règles du jeu, leur rôle dans la partie, et ce qui les a menés à adopter des modifications de règlements (Kitzinger et al., 2004).
Finalement, notre hypothèse est que les raisons pour modifier un jeu de rôles sur table sont nombreuses et variées. Une meneuse qui crée un univers fictif basé sur Game of Thrones pourrait empêcher les joueuses de créer des personnages non-humains, par exemple, ou un groupe qui aime les combats tactiques et violents pourrait ajouter des types d’armes au jeu et intégrer un système de blessures graves. Nous croyons que les joueurs et les joueuses personnalisent les règles selon leurs propres idées et adaptent leurs pratiques pour mettre de l’avant les parties du jeu qui les intéressent, et nous espérons récolter des exemples de ceci avec cette recherche.
Références
- Cover, J. G. (2010). The Creation of Narrative in Tabletop Role-Playing Games. McFarland & Company, Inc.
- Hammer, J. (2007). Agency and Authority in Role-Playing « Texts ». Dans M. Knobel et C. Lankshear (dir.), A New Literacies Sampler (p. 67‑93). P. Lang.
- Kitzinger, J., Marková, I. et Kalampalikis, N. (2004). Qu’est-ce que les focus groups ? Bulletin de psychologie, 57(3), 237‑243.
- Mearls, M. et Crawford, J. (2014a). Dungeons & Dragons Player’s Handbook. Wizards of the Coast.
- Mearls, M. et Crawford, J. (2014b). Dungeons & Dragons Dungeon Master’s Guide. Wizards of the Coast.
- Roux, U. (2016). Jeu de rôle de table 2.0 : évolution d’une pratique ludique à l’ère du numérique. Sciences du jeu, (6). https://doi.org/10.4000/sdj.741
- White, W. J., Arjoranta, J., Hitchens, M., Peterson, J., Torner, E. et Walton, J. (2018). Tabletop Role-Playing Games. Dans J. P. Zagal et S. Deterding (dir.), Role-Playing Game Studies: Transmedia Foundations (p. 63‑86). Routledge.
- Wieland, R. (2021, 18 mai). 2020 Was The Best Year Ever For Dungeons & Dragons. Forbes. https://www.forbes.com/sites/robwieland/2021/05/19/2020-was-the-best-year-ever-for-dungeons--dragons/
Biographie
Cédric Duchaineau est étudiant à la maîtrise en communication, concentration jeux vidéo et ludification à l'Université du Québec à Montréal. Ses intérêts de recherche portent sur les pratiques des joueur.e.s de jeux de rôles sur table, notamment les pratiques appropriatives et à la modification des règlements par les joueur.e.s. Il travaille présentement comme assistant de recherche pour la Chaire de recherche du Canada sur les données massives et les communautés de joueurs.