Cultures de production et manières de faire des jeux vidéo

Dans un document rédigé en 2000, le Scratchware Manifesto, plusieurs développeur·euse·s anonymes dénoncent avec virulence certains travers de l’industrie du jeu vidéo. Ce document critique par exemple la pratique du crunch, laquelle désigne des moments où les employé·e·s doivent travailler de manière très intense pour terminer un projet à temps (Dyer-Witheford et De Peuter, 2009). De même, Erin Hoffman dénonce cette pratique dans un billet de blogue intitulé « EA : The Human Story » publié en 2004. Récemment, des cultures d’entreprises toxiques par leur sexisme ont été dénoncées (Sotamaa et Svelch, 2021). À l’inverse, certaines entreprises mettent de l’avant des efforts pour améliorer ces situations en revendiquant des cultures d’entreprise inclusives ou l’instauration de la semaine de quatre jours.

Ces différents exemples illustrent ce que peuvent être des « cultures de production ». Hanitzsch distingue trois éléments qui constituent une culture : (1) « un ensemble d’idées », (2) « de pratiques » et (3) « d’artefacts » (2007, p. 369). Les cultures de production peuvent alors être définies comme « l’ensemble particulier d’idées et de pratiques » que les travailleur·euse·s utilisent au niveau de la production pour mener à bien leur travail et « donne[r] un sens à leur travail pour eux-mêmes et les autres » (Hanitzsch, 2007, p. 369). Ainsi, la pratique du crunch, qui est une culture de production propre à l’industrie du jeu vidéo, est une manière d’organiser le travail. Les entreprises et certains individus donnent sens à cette pratique en la rapportant aux nécessités de livrer un jeu avant une certaine date limite ou encore en affirmant que la « passion » justifie ces longues heures de travail (Bulut, 2020).

Ces cultures de production participent à cadrer les manières de produire des jeux, c’est-à-dire les « forme[s] de comportement[s] personnelle[s] et habituelle[s] » des individus qui produisent des jeux — pour ce qui est de nos recherches, des concepteur·rice·s. Par conséquent, ces manières de produire sont en relation avec les cultures de production. Elles renvoient aux manières personnelles de se rapporter aux prescriptions des cultures de production qui existent au niveau de l’entreprise ou au niveau de l’industrie. Elles peuvent être congruentes ou en conflit avec ces prescriptions. Par exemple, la pratique de « la perruque » étudiée par de Certeau (1980/1990), qui consiste à utiliser les outils de travail pour des projets personnels, est une façon de détourner l’usage normal du temps de travail : elle est donc en rupture par rapport aux injonctions productivistes du monde de l’entreprise. Dans le cas d’un·e concepteur·rice travaillant dans l’industrie du jeu vidéo, cela pourrait se manifester par la poursuite de projets personnels durant son temps de travail.

Les relations entre les cultures de production et les manières de faire des jeux constituent le cœur de notre recherche. Plus précisément, l’analyse vise à déterminer la manière dont les cultures de productions cadrent les manières de produire des jeux vidéo sur deux terrains différents (Montréal et la région Grand Est en France). Les différents niveaux d’analyse seront présentés dans cet article dans un souci d’explicitation des notions utilisées et du type d’approche choisi.

L’analyse prend en compte trois niveaux différents : macro, méso et micro. Le niveau macro, le plus large, comprend les structures de l’industrie mondialisée du jeu vidéo et les formes contemporaines du capitalisme. Comme le montre Whitson (2019), l’industrie du jeu vidéo a évolué pour intégrer dans ses discours et son fonctionnement des idées comme celles de la fluidité du travail et de la valorisation de l’entrepreneuriat au détriment de la stabilité des emplois. Ces transformations correspondent à ce que Boltanski et Chiapello (1999/2011) appellent le « troisième esprit du capitalisme », expression que Whitson réutilise dans son analyse. Concernant les cultures de production, cet esprit peut se traduire par un rapport différent à l’entreprise : Sennett (2006) explique par exemple que les modifications des relations dans l’entreprise, moins hiérarchiques, diminuent la loyauté des employé·e·s à son égard. Ce rapport à l’emploi, issu d’une culture de production, entraîne donc probablement des spécificités au niveau des manières de faire des jeux.

Le niveau intermédiaire, ou méso, renvoie à la structuration locale de l’industrie et aux espaces de sociabilité informelle entre les acteurs de l’industrie. Des événements comme les Game Jams, le MEGAMIGS à Montréal ou encore des endroits comme les tiers lieux (Bliiida à Metz ou le Shadok à Strasbourg) créent des espaces propices à des rencontres en personnes qui n’ont pas la rigidité des situations formelles, comme les entretiens d’embauche.

Enfin, le niveau micro est celui des individus. Il est central pour comprendre la manière dont les individus interagissent avec les cultures de production issues des autres niveaux pour en faire — ou non — quelque chose de personnel. Si, dans l’analyse, ces niveaux sont clairement distingués, ils sont en fait continuellement en interaction. Analyser le niveau individuel, c’est toujours déjà être aux prises avec le niveau intermédiaire puisque le travail des individus, riche des interactions passées, se fait toujours en vue d’être partagé. Les relations informelles et formelles sont donc déjà présentes au niveau individuel à la fois en tant qu’horizon et en tant qu’expérience passée. De même, les structures générales du capitalisme — comme le montrent par ailleurs plusieurs auteurs comme Sohn-Rethel (2010) ou Jappe (2017) — s’expriment elles aussi au niveau individuel, par la manière de se rapporter au travail ou dans les relations sociales. L’objectif de cette thèse est donc de comprendre comment ces intrications entre les cultures de production de ces différents niveaux d’analyse se rencontrent au niveau de l’individu et structurent ses manières de produire des jeux.

Références

  • Bulut, E. (2020). A Precarious Game: The Illusion of Dream Jobs in the Video Game Industry. ILR Press.
  • Chiapello, È. et Boltanski, L. (2011 [1999]). Le nouvel esprit du capitalisme. Gallimard. 
  • de Certeau, M. (1990 [1980]). L’invention du quotidien 1. arts de faire. Gallimard. 
  • Dyer-Witheford, N. et De Peuter, G. (2009). Games of Empire. Global Capitalism and Video Games. University of Minnesota Press.
  • Hanitzsch, T. (2007). Deconstructing Journalism Culture: Toward a Universal Theory. Communication Theory, 17(4), 367‑385. https://doi.org/10.1111/j.1468-2885.2007.00303.x
  • Jappe, A. (2017). Les aventures de la marchandise: pour une critique de la valeur (Nouvelle éd. revue et augmentée). La Découverte.
  • Sennett, R. (2006). La culture du nouveau capitalisme (P.-E. Dauzat, trad.). Albin Michel.
  • Sohn-Rethel, A. (2010). La pensée-marchandise (G. Briche et L. Mercier, trad.). Editions du Croquant.
  • Sotamaa, O. et Svelch, J. (2021). Introduction: Why Game Production Matters? Dans Game Production Studies (p. 7‑25). Amsterdam University Press.
  • Whitson, J. R. (2019). The New Spirit of Capitalism in the Game Industry. Television & New Media, 20(8), 789‑801. https://doi.org/10.1177/1527476419851086

Biographie

Jenguiz Kanaani est doctorant en communication à l’Université du Québec à Montréal et à l’Université de Lorraine, en France, dans le cadre d’une thèse en cotutelle sous la direction de Maude Bonenfant et Sébastien Genvo. Il étudie en particulier les cultures de production dans l’industrie du jeu vidéo à partir d’une approche critique qui cherche à penser, ensemble, le rôle des formes du capitalisme contemporain, les structurations locales de l’industrie du jeu vidéo et l’activité de création des concepteur·rice·s de jeux vidéo.