La narration comme mécanique de jeu : considérations et apports théoriques

Les travaux conjoints de la narratologie et des études du jeu vidéo ont favorisé le développement de nouveaux modèles et d’approches conceptuelles innovantes afin de (re)penser le jeu. 

Une certaine proximité existe entre les deux postures, et leur cohabitation s’avère féconde pour réfléchir les différentes structures ludiques. En d’autres choses, la narration pourrait, à plusieurs égards, s’inscrire dans le paysage des mécaniques de jeu. Non pas en tant qu’outil d’analyse, mais plutôt à titre de champ théorique susceptible d’expliquer certains des effets — et affects — créés dans les jeux.

Ce texte propose d’observer l’apport de la narration aux réflexions sur la mécanique de jeu. Sans nécessairement tomber dans les enjeux typologiques (ce que le groupe de recherche HomoLudens, par ailleurs, a approfondi avec diligence ces dernières années, voir Homo Ludens, 2022), il sera plutôt question ici de soulever comment la narration contextualise la mécanique, et comment la mécanique alimente la narration.

La mécanique comme objet énigmatique

En soi, la mécanique est un objet, théorique comme pratique, difficile à saisir ; plusieurs personnes se sont penchées sur la question, sans réel consensus. À la fois règle et interaction, la mécanique est pourtant ce qui permet de distinguer le jeu de plusieurs autres formes artistiques ; c’est par elle que les joueur·se·s peuvent interagir dans l’univers du jeu, le « cercle magique » pour reprendre les termes de Huizinga. Par conséquent, elle est aussi investie de significations qui dépassent la simple représentation d’une action, comme courir ou marcher ; son actualisation dans un univers numérique (ou physique dans le cas d’un jeu de table, d’un jeu de rôle) s’inscrit dans la quête d’objectifs.

Plusieurs théoricien·ne·s se sont penché·e·s sur la question, proposant différentes ramifications sur l’essence de la mécanique. Sicart (2008) analyse la mécanique comme un verbe, en ce qu’elle exprime une action. Chez Järvinen (2006), la mécanique est une combinaison des différents éléments du jeu, lesquels participent à l’expérience ludique. De son côté, Alvarez (2018) l’approche comme des blocs qui s’emboîtent de façon à constituer des mécaniques complexes (atteindre une plateforme) à partir de composantes minimales (sauter, avancer).

Cette quête a aussi mené à des définitions qui s’inspirent des théoriques linguistiques et sémiotiques, notamment dans l’objectif de définir l’unité minimale de la mécanique, un peu comme l’unité minimale du langage (morphème, phonème). Le terme ludème a été proposé (Parlett [s.d] dresse la généalogie du terme, jusqu’à Koster et Pierre Berloquin), et a été repris plus récemment par Hansen dans une thèse soutenue en 2019.

Dans une perspective narratologique, une théorie féconde est celle proposée par Nakamura et Watanabe (2013). Les deux auteurs proposent une approche holistique du ludème, en tant qu’unité minimale de la mécanique de jeu, et du narrème (l’unité minimale de la narration, qui peut être une action, une description, mais qui fait avancer l’histoire), lequel a été introduit par Dorfman et développé par Wittman (1975). Selon cette approche, un ludème (sauter) et un narrème (vaincre un ennemi) sont imbriqués, au point que les deux, ensemble, constituent la mécanique de jeu.

Ainsi, bien qu’un consensus ne soit toujours pas atteint quant à la définition de la mécanique et de ses finalités, une caractéristique ressort toutefois : elle est une action significative. L’interaction du joueur ou de la joueuse avec les dispositifs du jeu fait en sorte de changer l’état des choses dans l’interface du jeu et, ainsi, fait progresser le jeu. 

La narration numérique et ludique

Cet effet de progression est le cœur de la narration. Bertrand Gervais qualifie la lecture d’un récit comme « comprendre les actions qui sont représentées de façon à les intégrer dans la suite de l’histoire. » (Gervais, 2005). Bien qu’il soit question ici de « récit », il ne faut pas confiner cette qualification à la littérature. Le jeu vidéo peut contenir un récit, en ce qu’il relate des évènements grâce à des réseaux de signes.

Comme action, la mécanique peut être investie d’une valeur narrative, en ce qu’elle constitue un événement, parmi d’autres, qui visent la progression de l’histoire, ou du moins la progression du personnage-avatar. Il faut toutefois nuancer cette approche : la narration est constituée d’évènements ; une action isolée (par exemple courir) ne constitue pas une narration. L’action possède un potentiel narratif lorsqu’elle est associée à d’autres évènements, et ce dans un contexte précis ; le lieu où la course survient vient influencer comment celle-ci sera représentée par l’interprétant·e. Gervais précise :

Mais, quel que soit l’état de cette représentation, narcotisée (Eco, 1985) ou développée, une action n’apparaît jamais seule dans un récit ; elle est toujours liée à d’autres éléments, intégrée à un ensemble qui lui donne fonction et signification. La situation narrative est cet ensemble et elle est définie comme la condition de base de la représentation discursive de l’action. (Gervais, 2005 ; l’italique est de l’auteur)

Une situation narrative dans un jeu serait une séquence ludique (un combat, une quête, une course, etc.) composée de différentes mécaniques (actions) au sein d’un univers (contexte narratif). L’interaction entre les joueur·se·s et le jeu vient alors actualiser l’état de l’univers ; la situation narrative se résout (mort ou survie dans un combat), et l’histoire continue.

Jonction entre narration et mécanique : pour une étude de la mécanique narrative

Ce qui importe dans la réflexion sur le rapport symbiotique entre mécanique et narration, c’est de s’éloigner des pratiques de la narratologie classique (Dubbelman, 2016 ; Ryan, 2006). Pour Marie-Laure Ryan, la « narration est une image mentale — une construction cognitive — que l’interprétant·e constitue en réponse au texte [...] Toutefois, il n’est pas nécessaire d’avoir une représentation identifiée comme narrative pour déclencher une construction cognitive qui constitue une forme de narrativité » (Ryan, 2004, 9-10. Je traduis.). La narratologie est ainsi bouleversée par la construction cognitive induite par l’interactivité du jeu.

De fait, cette construction cognitive peut survenir à même l’expérience ludique. En positionnant cette construction en parallèle à la proposition de Gervais sur l’actancialité de la narration et à l’interactivité inhérente aux structures ludiques, il est possible d’argumenter en faveur d’une mécanique narrative, laquelle se constituerait à partir de mécaniques ludiques. La mécanique narrative, en ce sens, ne serait pas une unité minimale ; plutôt, elle serait le résultat de l’agencement de ces unités au sein de l’univers ludique lorsqu’un·e joueur·se les actualise. Elle existe dans l’expérience ludique.

Dans son mémoire de maîtrise, Dominic Arsenault arrivait à des conclusions similaires : « La redondance des actions (se déplacer dans des environnements, ramasser de nouveaux objets, combattre des ennemis) permet d’articuler la grande transformation de l’histoire. » (Arsenault, 2006, p.89) L’action devient le moteur narratif.

De cette façon, il est possible d’étudier la mécanique narrative dans les œuvres ludiques, mais aussi dans les récits interactifs et les hypertextes. Pour Serge Bouchardon, ces deux formes littéraires numériques perdent leur littérarité : « plus le rôle de l’interacteur grandit, plus la narration s’affaiblit, plus l’interactivité s’impose, plus la littérature semble s’absenter. » (2008, p.82 ; l’italique est de l’auteur) Pour l’auteur, cette interactivité constitue un enjeu théorique, en ce qu’il distingue le jeu du récit (ibid.). La narration-action proposée par Gervais vient, en partie, pallier le problème en proposant l’action ludique (l’interaction) comme source de narrativité.

Par conséquent, la mécanique narrative est avant tout une mécanique de jeu, ou un ensemble de mécaniques de jeu, dotée d’un potentiel narratif et actualisée dans le jeu : sauter sur place dans un jeu de la série Mario est une action dénuée de narration ; sauter sur un Paratroopa pour atteindre une plateforme est une actualisation du potentiel narratif, c’est-à-dire qu’elle raconte une histoire, soit la progression du personnage dans l’univers du jeu.

Bien que théoriquement séparées, mécanique et narration peuvent aller de pair dans la constitution de l’expérience ludique. Les choix, chez les développeur·se·s, d’agencer mécaniques avec effets narratifs (ou ludèmes avec narrèmes) crée des situations narratives particulières, interactives et spécifiques aux milieux ludiques. De cette façon, l’étude des mécaniques à portée narrative (ou mécaniques narratives) permettrait, en d’autres choses, d’approfondir les liens entre les deux domaines d’études tout en affinant les effets narratifs sur les joueur.se. s, voire aussi leurs affects.

Références

  • Alvarez, J. (2018). Approche atomique du jeu vidéo : Briques Gameplay 3.0. https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01948782
  • Arsenault, D. (2006). Jeux et enjeux du récit vidéoludique : la narration dans le jeu vidéo. (Mémoire de maîtrise). Université de Montréal.
  • Bouchardon, S. (2008). Le récit littéraire interactif : une valeur heuristique. Communication et langages, (155), 81-97..
  • Dubbelman, T. (2016). Narrative Game Mechanics. Communication présentée au Interactive Storytelling : 9th International Conference on Interactive Didital Storytelling. https://www.academia.edu/30072527/Narrative_Game_Mechanics
  • Eco, U. (1985). Lector in fabula. Le rôle du lecteur ou la Coopération interprétative dans les textes narratifs ( M. Bouzaher, trad.). Livre de poche.
  • Gervais, B. (2005, 10 novembre). Lecture de récits et compréhension de l’action. Dans Vox Poetica. http://www.vox-poetica.org/t/pas/bgervais.html
  • Hansen, D. (2019). Morphologie du médium vidéoludique : Le ludème envisagé comme unité minimale fonctionnelle du jeu vidéo. Université de Liège.
  • Homo Ludens. (2022). Études des effets affectifs et sémiotiques du langage ludique à partir des ludèmes, des mécaniques de jeu et des mécaniques de jouabilité. Sciences du jeu, 17. http://journals.openedition.org/sdj/4044
  • Huizinga, J. (1951). Homo Ludens : Essai sur la fonction sociale du jeu (C. Seresia, trad.). Paris : Gallimard. 1938.
  • Järvinen, A. (2006). Games without Frontiers: Theories and Methods of Game Studies and Design. Université de Tampere.
  • Nakamura, A. et Watanabe, S. (2013). Ludo and Narrame: Fundamental Relationship Between Game Mechanics and Interactive Narrative. Communication présentée au International Japan Game Studies 2013, Université Ritsumeikan.
  • Parlett, D. (s. d.). What’s a Ludeme? And Who Really Invented It? The Incomplet Gamester. https://www.parlettgames.uk/gamester/whatsaludeme.html
  • Ryan, M.-L. (dir.). (2004). Narrative Across Media: The Languages of Storytelling. University of Nebraska Press.
  • Ryan, M.-L. (2006). Avatars of Story. University of Minnesota Press.
  • Seraphine, F. (2014). The Intrinsic Semiotics of Video-Games: In Search of Games’ Narrative Potentialhttps://www.researchgate.net/publication/306358922_The_Intrinsic_Semiotics_of_Video-Games
  • Sicart, M. (2008). Defining Game Mechanics. The International Journal of Computer Game Research, 8(2).
  • Wittmann, H. (1975). Théorie des narrèmes et algorithmes narratifs. Poetics, 4 (1), 19 ‑28.

Biographie

Pierre Gabriel Dumoulin est étudiant·e au doctorat en études sémiotiques à l'UQAM sous la direction de Bertrand Gervais. Ses recherches portent sur les enjeux socioculturels et éthiques dans la traduction des oeuvres numériques.