Dans le cadre d’une activité de ludification, comment l’environnement ludique favorise-t-il l’apprentissage ?

Lors d’un jeu de rôle, chaque participant.e invente puis incarne un personnage grâce auquel il.elle découvre l’environnement ludique. Ce monde est donc construit par les joueurs.e.s dans un effort collaboratif, et s’enrichit à mesure que l’aventure progresse. Dans le cadre d’une activité de ludification comme celle à laquelle nous avons participé, la progression de l’histoire est supervisée par l’enseignant.e. En tant que maîtres du jeu, les enseignant.e.s proposent une trame narrative qui représente la genèse de notre expérience ludique. Cette intrigue initiale décrit les caractéristiques essentielles de l’univers dans lequel les étudiant.e.s évoluent, elle oriente la manière avec laquelle il.elle.s interagissent avec leur nouvel environnement. Dans un contexte universitaire, le monde ludique influence également l’apprentissage. D’un point de vue pédagogique, pourquoi est-il pertinent de faire évoluer les étudiant.e.s dans un univers ludique ? 

Un monde secondaire captive l’imagination

Dans cette perspective, on conçoit l’environnement ludique comme un monde secondaire. Ce concept inventé par J. R. R. Tolkien définit les espaces de la fiction comme des mondes secondaires, où l’on pénètre une fois enchanté.e.s (Tolkien, 1974, p.52). Il les oppose ainsi à la réalité du monde extérieur, qui est notre environnement « primaire » (Zahorski & Boyer, 1982, p.59). Un récit fantastique suffisamment riche ne peut être seulement une « fiction », car il engendre un monde complexe où la créativité de l’esprit humain est exaltée. Durant la création d’un monde secondaire, la crédibilité représente aussi un paramètre crucial. La vraisemblance doit harmonieusement lier tous les éléments qui composent le monde secondaire pour y maintenir une cohérence interne, une logique narrative (Zahorski & Boyer, 1982, p.57). Dans ces histoires les personnes explorent des univers tangibles, dont les détails captivent l’imagination. Dans un jeu à visée didactique, la complexité du monde secondaire facilite donc l’exploration mentale de ceux et celles qui apprennent (Zagami, 2014, p.1). Les étudiant.e.s doivent ainsi faire preuve d’audace et d’ingéniosité pour comprendre l’environnement ludique. 

S’aventurer dans un autre monde, pour revenir riche de connaissances

Si le jeu soutient le projet pédagogique de l’enseignant.e, il permettra aux participant.e.s d’apprendre autrement. Lorsqu’ils quittent le monde secondaire, les étudiant.e.s en retirent idéalement une expérience significative. En effet, les personnes qui acquièrent des compétences et cultivent des savoirs pertinents dans le monde secondaire peuvent les appliquer dans divers contextes. La ludification de l’apprentissage permet de transférer des connaissances, des tactiques, des informations d’un monde secondaire vers le monde primaire (Zagami, 2014, p.3). Apprendre en jouant permet de créer un parallèle entre le monde secondaire et les thématiques du cours. Au cours de notre aventure, nous avons rencontré un individu dont la détresse pouvait rappeler celle de nombreuses personnes marginalisées dans notre propre société. La similitude entre les deux réalités permet de comprendre les enjeux culturels et politiques liés à cette situation. Du point de vue des étudiant.e.s, cette ressemblance facilite l’assimilation de compétences et de savoirs, d’un monde vers l’autre. En créant un monde mystérieux par exemple, on voudra chez les étudiant.e.s convoquer la curiosité que les joueurs.e.s ressentent à l’égard de l’environnement ludique. En effet, le monde secondaire doit induire chez les personnes qui l’explorent un sentiment d’incertitude et d’émerveillement (Zahorski & Boyer, 1982, p.57).

La composition narrative de notre aventure nous inspirait donc l’envie de découvrir, en signifiant d’abord notre altérité. Tout comme nous, nos personnages sont décrits dans la prémisse comme un groupe universitaire venu d’un univers lointain. Nos personnages sont comme nous transporté.e.s dans une autre réalité, à propos de laquelle il.elle.s ne détiennent aucune connaissance préalable. Nous partageons avec nos avatars cette stature aventurière, qui exacerbe notre ressemblance mutuelle et notre étrangeté par rapport au monde secondaire. Dans la mesure où chaque nouvelle chaque information collectée nous était précieuse, nous ne pouvions pas nous contenter d’observer passivement, de manière contemplative. Plutôt que de nous informer directement sur le monde ludique, nous devions tenter de le comprendre progressivement avec un regard extérieur, en défrichant les zones obscures qui obstruaient notre chemin. Cette vulnérabilité intellectuelle impose également des participant.e.s une résilience envers les événements et des personnages auxquels ils sont confronté.e.s. À l’inverse, aurions-nous ressenti cette même avidité à l’égard des singularités et des intrigues du monde secondaire si nous y appartenions dès le départ ? 

Le monde secondaire appelle les étudiant.e.s à accroître leur vigilance

À l’instar de nombreuses œuvres fantastiques, l’architecture de Ludens Patria embrasse un motif pseudo-médiéval. Dans cet espace temporel que l’on reconnaît comme proche de nous, les marqueurs culturels comme le langage et les croyances doivent être suffisamment étranges pour paraître lointains (Zahorski & Boyer, 1982, p.61). Dès notre arrivée, nous avons découvert un monument énigmatique voué au culte d’une divinité. Lorsque nous découvrons un monde apparemment inconnu, nous sommes plus attentif.ve.s aux informations qui nous entourent. En cela, l’activité de ludification place les étudiant.e.s dans un environnement idéal pour apprendre. En effet, le groupe est plongé un monde où tout reste à étudier et découvrir. Cette avidité encourage les étudiant.e.s à questionner la logique du monde secondaire, puis ultérieurement la pertinence des enseignements.

Ainsi marginalisé.e.s, il nous fallait également abandonner toutes convictions antérieures. Une ignorance si handicapante à l’égard des us et coutumes de cet univers alimente inévitablement la soif de connaissance des participant.e.s. Dans un tel monde, les participant.e.s ne progressent à moins d’explorer, de questionner rigoureusement l’environnement ludique et son fonctionnement. Au sein d’une classe, le cheminent narratif améliore donc l’aptitude critique des étudiant.e.s. On reconnaît ce scepticisme comme une disposition essentielle dans les cycles supérieurs universitaires, grâce à laquelle les étudiant.e.s aiguisent leurs analyses et raffinent leurs connaissances. C’est un choix narratif prodigieux, qui appelle la curiosité des étudiant.e.s, laquelle représente une qualité essentielle pour quiconque désire réfléchir ou apprendre. 

Au fil de péripéties, passer de la naïveté à l’introspection 

La nouvelle identité du groupe requérait de notre part une plus grande lucidité quant aux valeurs que nous tenons habituellement pour acquises et immuables. Lorsqu’on s’aventure dans un monde secondaire, il faut abandonner les valeurs morales et les appréciations personnelles que l’on rattache à certaines notions. Par exemple, la ludification du labeur nous paraissait désormais comme une dérive parfaitement tyrannique. Peut-on encore parler de jeu lorsqu’on joue à travailler ardemment dans les champs? Au fil de nos rencontres, nous avons donc identifié la subjectivité et les multiples biais qui caractérisent notre interprétation du concept de « jeu ».

Aussi, les élèves peuvent influencer le monde secondaire en y insufflant des informations nouvelles. En effet, les personnes qui résident dans l’univers ludique partagent avec les étudiant.e.s une incompréhension réciproque, dirigée à l’encontre de l’autre. Lorsque les habitant.e.s des cités de Cicadae et de Formicae ne comprennent pas la notion de « playbor », c’est l’occasion pour nous d’explorer ce concept à nouveau pour l’expliquer intelligiblement. Au sein de l’industrie vidéoludique, on comprend le « playbor » comme un modèle de production hybride qui attribue au travail un caractère ludique (Kücklich, 2005). Dans une société où les personnes conçoivent toutes leurs activités quotidiennes comme des jeux, c’est potentiellement une stratégie d’exploitation. Ainsi, la gamification représente pour les entreprises un moyen profitable d’inciter les personnes à travailler gratuitement (Rey, 2012). Lorsqu’une histoire nous amène dans un monde secondaire à travers un portail spatiotemporel, nous pouvons porter un nouveau regard sur notre propre monde (Zahorski & Boyer, 1982, p.64). Par-là, le récit ludique impose une réflexion introspective quant aux valeurs individualistes et capitalistes de notre propre culture.

On voit finalement dans l’apprentissage ludifié, la possibilité de changer la relation des étudiant.e.s et du corps professoral avec l’enseignement. Grâce à la narration, on appelle donc les étudiant.e.s à penser différemment, en s’aventurant dans un monde fantastique, avec enchantement et méfiance. Ces sentiments autrement contraires, permettent aux enseignant.e.s d’introduire des concepts et des thématiques complexes dans un contexte informel et sous une forme accessible. En cela, le monde secondaire soutient l’effort didactique en insufflant dans le groupe des réflexions et des discussions qui concordent avec l’objectif du cours.

Bibliographie

Kücklich, J. (2005). FCJ-025 Precarious Playbour: Modders and the Digital Games Industry. The Fibreculture Journal.

Rey, P. J. (2012). Gamification, playbor & exploitation. The Society Pages.

Tolkien, J. R. R. (1974). « On Fairy-Stories ». The Tolkien Reader. New York: Ballantine.

Zagami, J. (2014). Secondary Worlds and computer gaming in education. In Australian Council for Computers in Education Conference, Adelaide, Australia, 1-6.

Zahorski, K. J., & Boyer, R. H. (1982). The Secondary Worlds of High Fantasy. The Aesthetics of Fantasy Literature and Art, 56-81.