Apprendre en interagissant avec les mondes fictifs : ludifier une dystopie

Dans l’activité d’apprentissage, les joueurs et les joueuses ont été transportés à Ludens Patria, un pays où l’on perçoit le travail à la manière d’un jeu. Le labeur y est perçu comme une activité ludique, avec des règles strictes et arbitraires qu’il faut absolument respecter. Il est possible de comprendre ce monde comme une dystopie, un commentaire sur les concepts abordés dans le cadre du cours.

Pourquoi ludifier une dystopie ?

L’usage de la littérature dystopique en classe a été fréquemment étudié. Dans son livre « The Order and the Other : Young Adult Dystopian Literature and Science Fiction », Joseph W. Campbell souligne la place qu’ont donnée certains pédagogues à ces types de littérature depuis les années 1950. Notamment, il souligne la façon dont certains ont utilisé la littérature dystopique pour aborder des sujets complexes par l’allégorie (Campbell, 2019, p. 125), ou comme une méthode pour encourager la réflexion chez les étudiant.e.s (Campbell, 2019, p. 127.)

Campbell décrit comment il a lui-même employé des romans dystopiques dans ses propres cours. Il conclut un de ses chapitres en disant que la littérature dystopique peut servir de point d’entrée à des discussions complexes et afin d’aborder sécuritairement des problèmes politiques (Campbell, 2019, p. 149.)

La question suivante se présente alors : peut-on transformer ces mondes dystopiques en un jeu ?

Après plusieurs séances de l’activité de ludification, les étudiants et les étudiantes ont commencé à comparer le monde fictif de Ludens Patria avec le monde réel. L’activité d’apprentissage a permis d’explorer comment le travail pourrait être ludifié de façon à mener à des abus, des pratiques nocives, ou une relation toxique avec le travail. Les pratiques des habitants et des habitantes de Ludens Patria, ainsi, peuvent être une critique de comment les idéaux capitalistes ont tendance à s’émincer dans nos processus de production. Dans ce sens, l’activité visait à encourager la réflexion, au même titre que de lire de la littérature spéculative en classe.

Les séances de jeu de rôle à Ludens Patria ont encouragé les étudiants et les étudiantes à philosopher et à remettre en question la matière vue en cours. Cet exercice a une valeur d’apprentissage : philosopher, se questionner et interpréter sont toutes des compétences qui peuvent être développées par l’entremise de la lecture d’un roman ou le visionnement d’un documentaire. L’activité de ludification à Ludens Patria a employé ces compétences, tout en ludifiant le processus.

Qu’est-ce qui motive les joueurs dans une dystopie ludifiée ?

Si les œuvres de fictions nous permettent d’avoir un nouveau point de vue sur la matière vue en classe, est-ce que d’en faire un jeu a un impact sur la réception de ces « leçons » ?

Il est pertinent de mentionner que l’activité a réussi à faire participer les joueurs et les joueuses. Le flux constant de messages durant chaque session est indicateur d’un intérêt important de leur part. Cependant, en empruntant directement les affordances d’un jeu de rôle, l’activité permettait aux participants et participantes de choisir comment participer à l’activité. Ceci, à première vue, pourrait nuire à l’efficacité de l’apprentissage.

À un certain moment dans la troisième séance, les personnages ont été tâchés de bâtir un système de ludification. Celui-ci fut bâti, franchement, incorrectement. La troupe devait ludifier les tâches liées à l’exploitation d’un jardin communautaire. Le résultat fut un système compétitif, pointifié qui incluait des éléments aléatoires : le contraire d’une ludification humaniste. Le raisonnement de certains des joueurs et joueuses était qu’elles devraient se plier aux mœurs locales, afin d’éviter d’entrer en conflit avec les autorités. Peut-on accuser ces joueurs et ces joueuses d’être trop immergés dans l’univers fictif du jeu pour apprendre les « bonnes » leçons ?

Certains joueurs et joueuses avaient aussi tendance à interagir moins sérieusement avec le contenu de l’activité. Lors de chacune des sessions, un ou plusieurs des joueurs et joueuses profitaient de leur pouvoir de parole pour rigoler. Les blagues, les jeux de mots et les références à la culture populaire étaient fréquents lors de l’activité.

Les participants et les participantes décident comment ils souhaitent utiliser les règles de l’activité. Dans le livre Rethinking Gamification, Sonia Fizek présente le concept du emergent playfulness. Selon elle, la ludification doit donner une liberté d’action, une liberté que le joueur ou la joueuse peut employer pour choisir comment s’approprier les outils offerts dans le jeu. Cette liberté dans la façon d’interagir avec les règles génère, en soi, de l’amusement (Fizek, 2014 : 279.)

Les jeux de rôle, fondamentalement, ont des règles simples qui offrent beaucoup de liberté aux joueurs et aux joueuses. Si un participant ou une participante souhaite s’amuser en faisant rire ses collègues, il ou elle peut le faire, tout comme il ou elle peut choisir de s’amuser en s’immergeant dans le monde fictif.

À première vue, les joueurs et les joueuses n’ont « pas fait la bonne chose » lors de la troisième séance… mais le fait de comprendre pourquoi ce n’était pas « la bonne chose » est tout de même le résultat d’une réflexion de leur part. La liberté de choisir comment et pourquoi interagir avec l’activité ne change pas le fait que les participants et les participants ont trouvé leur motivation et ont participé à l’activité.

Les étudiants et les étudiantes ont donc pu interagir avec un monde fictif qui les a exposés différemment aux concepts vus en classe. L’activité fut une manière fascinante de faciliter par l’allégorie leurs réflexions sur les concepts du cours. Le format jeu de rôle s’est révélé engageant pour les joueurs et les joueuses, en grande partie parce que ceux-ci pouvaient choisir comment interagir avec le monde dystopique de Ludens Patria.

Bibliographie

Campbell, J. W. (2019). “Teaching the Fantastic”: Using Science Fiction and Dystopian Texts in the Classroom. Dans The Order and the Other (p. 119‑150). University Press of Mississippi.

Fizek, S. (2014). Why Fun Matters: In Search of Emergent Playful Experiences. Dans M. Fuchs, P. Ruffino, N. Schrape et S. Fizek (dir.), Rethinking Gamification (p. 273‑287). Meson Press.