De l’ergonomie à la ludification des interactions humain-machine (HCI)

En 2015, les ergonomistes Éric Brangier et Cathie Marache-Francisco ont co-rédigé l’article Gamification and Human-Machine Interaction : A Synthesis afin d’énoncer les effets de la ludification sur les interactions humain-machine (HCI). Selon eux, le terme de ludification désigne l’utilisation d’éléments propres à la conception de jeux dans des contextes non ludiques (Deterding et al., 2011). En d’autres termes, la ludification ne consiste pas nécessairement à produire un jeu complet, c’est-à-dire à substituer une activité quotidienne par un jeu. C’est la raison pour laquelle le terme de ludification (qui provient initialement de l’anglais gamification) implique généralement un flou définitionnel. 

En effet, si le jeu est habituellement défini en opposition au travail — c’est-à-dire comme une activité qui serait improductive, désintéressée et fictive — l’émergence récente de nouveaux systèmes techniques proposant des interfaces fondées sur un ensemble de principes hérités de la conception de jeux nous incite à redéfinir à la fois notre rapport au travail et au jeu. En effet, l’intégration d’éléments ludiques dans un milieu socioprofessionnel a notamment pour corollaire d’augmenter l’attractivité des logiciels applicatifs et d’intensifier la durée des interactions humain-machine (HCI) :

Qu’est-ce que cela signifie réellement ? Cela suggère-t-il un dépassement dialectique de l’opposition entre travail et loisirs, plaisir et déplaisir, motivation par le jeu et obligation professionnelle ? Ou au contraire, s’agit-il simplement d’un engouement encouragé par des concepteurs désireux de berner leurs utilisateurs avec des interfaces tape-à-l’œil afin d’engranger de gros profits ? Et plus généralement, comment l’ergonomie peut-elle appréhender ces approches ludiques pour les intégrer dans ses processus de conception de systèmes et d’évaluation de l’utilisabilité, que ce soit dans un contexte professionnel ou de loisirs ?

Brangier et Marache-Francisco, 2015, p. 166 [ma traduction]

Cette tension dialectique scinde grossièrement l’opinion publique en deux camps distincts. D’une part, celles et ceux qui s’opposent à la ludification y voient une expansion de l’économie de marché capitaliste, c’est-à-dire une expression qui, sous-couvert d’une idéologie de la réalisation de soi, masquerait en réalité un énième avatar de l’exploitationware (Bogost, 2011; Triclot, 2011). D’autre part, les partisans de la ludification affirment créer des interfaces plus engageantes, motivantes et satisfaisantes destinées aux contextes non ludiques (Zichermann et Cunningham, 2011). 

Quoiqu’on en pense, la ludification en tant que phénomène de société tend à redéfinir le champ disciplinaire de l’ergonomie, et plus particulièrement conduit à un glissement sémantique entre la notion d’utilisabilité et de jouabilité. Un autre élément de contexte réside dans la distinction entre deux mots provenant des études anglophones sur le jeu, à savoir game et play

Afin de mettre en évidence la différence entre ces deux mots, Brangier et Marache-Francisco citent l’ouvrage Les jeux et les hommes (1958) du critique littéraire Roger Caillois. Dans ce livre, l’auteur dressait d’ores et déjà une distinction comparable entre deux néologismes qu’il avait lui-même construit (à savoir Païdia pour play, et Ludus pour game). Il y aurait donc une distinction fondamentale entre le jeu en tant qu’exubérance impulsive et improvisée (play); et le jeu en tant que goût de la difficulté gratuite (game), ce qui induit une structuration de l’activité ludique à travers un ensemble de règles. 

Cette distinction soulève un enjeu traductologique de taille : dans les études francophones sur le jeu, le terme de ludification ne devrait pas être employé dans un sens généralisateur ou ambivalent, puisqu’il désigne expressément une activité ludique régie par un ensemble de règles. Les auteurs observent alors que le véritable moteur de la ludification en tant que phénomène de société n’est autre que l’ubiquité des technologies de l’information et de la communication (TIC), qui servent de support à son développement et à son expansion (ordinateurs, tablettes, smartphones, objets connectés, etc.).

Pour déceler les lignes de force associées à cette tendance, Brangier et Marache-Francisco ont effectué une analyse critique d’un échantillon de 21 articles portant sur la ludification. De prime abord, l’échantillon statistique proposé ne peut être jugé comme significatif dans une optique strictement quantitative. À titre comparatif, la base de données ProQuest Education Journals contenait 231 articles comportant le mot clé « gamification » en 2015. Néanmoins, cette étude leur a permis de déceler deux thématiques principales reliées à la ludification. Premièrement, la ludification permettrait d’accroître l’engagement et la motivation dans un contexte professionnel. Deuxièmement, la ludification irait au-delà de la conception d’interfaces et présupposerait un changement d’attitude et de comportement de la part des employés. 

Or, bien que ces deux thématiques soient effectivement récurrentes, elles ne soulèvent pas les motifs sous-jacents de la ludification en tant que phénomène de société : l’ennui, la démotivation et la perte de sens en milieu professionnel; les sévices psychologiques qui sont associées à cette situation; le jeu comme remède à cette situation; ou encore le jeu comme source de motivation, de persuasion ou de manipulation. 

Par extension, Brangier et Marache-Francisco présente un découpage historique de l’ergonomie des interactions humain-machine (HCI). Dans une première phase, l’ergonomie s’est concentrée sur les enjeux psychophysiologiques relatifs à l’accessibilité des technologies, en s’attaquant surtout aux problèmes concernant l’interaction motrice en vue d’améliorer l’utilisabilité du matériel technologique. Dans une deuxième phase, l’ergonomie s’est intéressée aux enjeux cognitifs reliés à sa discipline, en fluidifiant les interactions humain-machine (HCI) et en simplifiant les termes techniques à l’aide d’interfaces faciles d’accès, dont la fonction principale était de stimuler le plaisir et les émotions des utilisateurs. Dans une troisième phase, l’ergonomie s’est penchée sur les enjeux psychosociaux et comportementaux des technologies de l’information et de la communication (TIC). Dans ce contexte, la démocratisation de l’internet induit un recadrage de notre utilisation des ordinateurs, et plus particulièrement des réseaux sociaux, pour transformer nos attitudes comportementales et psychosociales (Brangier et Bastien, 2010).

En outre, la ludification en tant que phénomène de société se situe à l’intersection de deux faits sociologiques marquants : d’une part, l’essor de l’économie du tertiaire, soit la vente de services à des particuliers; d’autre part, le fait que la génération Y semble avoir des exigences plus élevées que les générations précédentes quant à l’organisation et à la gestion du travail. D’après Brangier et Marache-Francisco, on retrouve des traces de la ludification dans plusieurs domaines d’activités : le management, la communication, l’exécution de tâches utilitaires et répétitives, l’enseignement, la sensibilisation aux questions écologiques, la santé, le marketing ou encore la relation client. 

D’un point de vue pragmatique, la ludification consiste surtout à styliser les interfaces utilisateur (menus de sélection, icônes de sélection, noms, lignes de commande, etc.). Il s’agit d’utiliser des affordances motivationnelles telles que donner des objectifs reliés à l’interface, donner des points, donner des barèmes et autres systèmes de notation, donner des niveaux, et ainsi de suite. En outre, ces affordances motivationnelles se concentrent sur trois aspects : l’hédonisme, l’accomplissement et la socialisation. Par conséquent, la ludification part d’une approche cosmétique (le design d’interface) pour aller vers une approche en profondeur (l’accroissement de l’implication et de la motivation).

Il en découle de nombreux changements sur le plan organisationnel : une tendance sociétale que les auteurs entendent décrire par le terme de coopétition (soit la contraction des mots coopération et compétition). Pour résumer, les interfaces ludifiées poussent les utilisateurs à collaborer entre eux par opportunisme, sans pour autant nier qu’ils soient des compétiteurs. En ce sens, la ludification redistribue les rôles au sein de l’entreprise en augmentant la motivation et l’engagement des employés à partir d’une base plus ou moins saine. L’inclusion d’un ensemble de paramètres mesurables (badges, récompenses virtuelles, niveaux, etc.) permet de comparer les employés entre eux et de susciter un désir d’optimisation ou, réciproquement, présente un risque en ceci que cela peut nuire à l’attention des employés et qu’ils peuvent perdre le sens de la tâche à accomplir. Si tel est le cas, l’incorporation d’éléments ludiques dans des contextes non ludiques peut potentiellement détériorer la qualité du travail fourni.

En conclusion, les auteurs proposent un ensemble de règles concernant la conception d’interfaces ludifiées (analyse contextuelle, design itératif, liste de plusieurs facteurs clés associés à l’implémentation d’interfaces ludifiées, etc.). Néanmoins, bien que nous estimions que l’article de Brangier et Marache-Francisco contextualise avec une grande acuité les enjeux associés à la ludification, il n’en demeure pas moins que nous avons constaté deux angles morts conséquents. 

Premièrement, comme nous l’avons d’ores et déjà mentionné, l’échantillon statistique proposé est non-significatif. Malheureusement, cette lacune méthodologique hante l’intégralité des raisonnements et observations avancés, en dépit des intuitions fécondes développées par ces deux auteurs. Deuxièmement, en s’intéressant essentiellement aux enjeux ergonomiques associés à la ludification dans le milieu socioprofessionnel, Brangier et Marache-Francisco sont passés à côté des principales applications concrètes des interfaces ludifiées, à savoir les applications de téléphones intelligents et les médias socionumériques. 

En effet, ces deux secteurs d’activités ont massivement recours à la ludification pour inciter leurs utilisateurs à passer un maximum de temps sur leurs plateformes et/ou logiciels applicatifs, ce qui ne représente pas à proprement parler un travail rémunéré au sens stricte du terme, mais qui leur permet tout de même d’engranger de gros profits. Par extension, les auteurs n’ont aucunement mentionné les recherches effectuées sur l’économie de l’attention et le capitalisme cognitif, soit deux axes de recherche indubitablement reliés au propos général de l’article.

Pour plus de détails : Cathie Marache-Francisco et Éric Brangier, « Gamification and Human Machine Interaction : A Synthesis », Le Travail Humain, Vol. 78, No. 2, Avril 2015, pp. 165-189.

Alban Loosli est un artiste-chercheur et doctorant en études sémiotiques à l’Université du Québec à Montréal (UQAM).

Bibliographie

Ian Bogost, Gamification is Bullshit, 2011, Récupéré de : http://bogost.com/blog/gamification_is_bullshit/

Éric Brangier et J. M. C. Bastien, (2010). « L’évolution de l’ergonomie des produits informatiques: accessibilité, utilisabilité, émotionnalité et persuasivité » dans G. Valléry, M. C. Le Port, & M. Zouinar (éds.), Ergonomie des produits et services médiatisés: nouveaux territoires, nouveaux enjeux, Paris : Presses universitaires de France, 2010, pp. 307-328.

Roger Caillois, Les jeux et les hommes, Paris: Gallimard, 1967 [1958].

S. Deterding, R. Khaled, L. Nacke et D. Dixon, (2011). Gamification: Toward a Definition, 2011. Récupéré de: http://gamification-research.org/wp-content/uploads /20 1 1/04/02-Deterding-Khaled-Nacke-Dixon

Mathieu Triclot, Philosophie des jeux vidéo, Paris: La Découverte, 2011.

G. Zichermann et C. Cunningham, (2011). Gamification by Design: Implementing Game Mechanics in Web and Mobile Apps, Sebastopol, CA: O’Reilly Media Inc., 2011.