Des enjeux définitionnels du jeu et des mécaniques de jeu

Dans son article On game definitions (2017), le philosophe du langage et théoricien de la culture Oliver Laas s’attèle à mettre en perspective les enjeux définitionnels qui traversent les sciences du jeu (Huizinga, 1938; Caillois, 1958; Suits, 1978; D’Agostino, 1981; Morgan, 1987; Meier, 1988; Crawford, 1997; Kreider, 2011). Selon Laas, aucune définition essentialiste du concept de « jeu » n’est parvenue à s’imposer dans les sciences du jeu, soit une définition formalisant les traits constitutifs à la fois nécessaires et suffisants à l’établissement de n’importe quel type de jeu. Afin d’étayer cette hypothèse, il se réfère à un ensemble d’arguments tirées des Recherches philosophiques (1953) de Ludwig Wittgenstein, et notamment à cette citation célèbre :

Comment donc expliquer à quelqu’un ce qu’est un jeu ? Nous pourrions, je crois, décrire à son intention certains jeux et ajouter ceci : « Nous nommons “jeux” ces choses-là, et d’autres qui leur ressemblent. » Et nous-mêmes, en savons-nous davantage ? Est-ce seulement aux autres que nous ne pouvons pas dire exactement ce qu’est un jeu ? — Mais il ne s’agit pas d’ignorance. Si nous n’en connaissons pas les limites, c’est qu’aucune n’a été tracée. Nous pouvons, comme je l’ai dit, en tracer une — dans un but particulier. Est-ce seulement ainsi que nous rendons le concept utilisable ? Certainement pas ! Si ce n’est dans un but particulier.

Ludwig Wittgenstein, 1953

En mettant l’emphase sur le réseau complexe de ressemblances et de dissemblances entre différents jeux, l’auteur rappelle que l’approche classique du jeu prétend offrir un cadre théorique englobant et indifférencié à même de rendre compte de n’importe quel type de jeu (Huizinga, 1938; Caillois, 1958; Suits, 1978). Une entreprise qui, à ses yeux, est vouée à l’échec pour quatre raisons principales. Premièrement, il existe différents types de définitions. Afin de le démontrer, Laas dresse un portrait sommaire et non-exhaustif des différents types de définitions issus des sciences du jeu. Son argumentaire souligne que les définitions persuasive, réelle ou nominale, ainsi que descriptive ou stipulative proposent une variété d’équivalences entre l’objet défini et la définition en tant que telle (Perelman et Olbrechts-Tyteca, 1952; Lyons, 1977). Ces quelques observations circonstanciées lui permettent d’affirmer que chaque définition répond à un but particulier qui en détermine l’usage. Par exemple, si l’on entend décrire un jeu spécifique ou bien conceptualiser le jeu en tant qu’objet de recherche universitaire, nous n’aurons pas recours aux mêmes types de définition. 

Deuxièmement, les définitions sont relatives à l’usage établi par le définisseur. Autrement dit, derrière chaque tentative définitionnelle, il y a toujours une confrontation des points de vue et des enjeux de classification. Ceci revient à dire qu’une tentative définitionnelle se résume à avancer une opinion et un argument sur une situation qui, bien souvent, ne sont pas explicitement formulés. Il en est ainsi, car chaque tentative définitionnelle est guidée par nos croyances, qui sont elles-mêmes entrelacées avec nos besoins et nos champs d’intérêt. Par conséquent, les définitions assurent une fonction normative et prescriptive, parce qu’elles valorisent ou dévalorisent des champs d’intérêt spécifiques, tout en encourageant certains comportements linguistiques ou non linguistiques. C’est la raison pour laquelle de nombreuses tentatives définitionnelles cherchent subrepticement à discréditer certains types de jeu (Crawford, 1997). 

Troisièmement, les définitions ne capturent pas l’essence des choses qu’elles désignent. Cette critique s’adresse surtout à l’approche classique du jeu (Huizinga, 1938; Caillois, 1958). Selon Laas, certaines définitions semblent convaincantes, car elles s’appuient sur des mots empruntés au langage courant et qu’elles sont déjà significatives du point de vue social. Par exemple, le théoricien de la culture Johan Huizinga (1938) soutient que le jeu est une activité séparée dans le temps et l’espace par un ensemble de règles, qu’il absorbe le joueur, qu’il est dépourvu d’intérêts matériels et financiers, qu’il se situe en dehors de la vie quotidienne et qu’il favorise la formation de groupes sociaux. Néanmoins, outre le fait que ces cinq caractéristiques ne désignent pas l’essence du jeu puisqu’elles omettent notamment le cas des jeux d’argent, elles s’appuient surtout sur un jugement de valeur implicite, à savoir l’équivalence dressée entre la vie quotidienne et la vie professionnelle. En d’autres termes, nous ferions mieux de concevoir les définitions réelles ou essentialistes comme un type de définition persuasive, en ceci qu’elles proposent des points de vue alternatifs, qu’elles sont motivées par divers objectifs et qu’elles sont généralement soutenues par des schèmes argumentatifs sous-jacents. 

Quatrièmement, la signification d’une définition particulière, tout comme celle d’un concept et d’un mot, dépend des théories dans lesquelles elle s’inscrit. En effet, les définitions du jeu ont le sens qu’elles ont en vertu de leurs cadres théoriques. De plus, les données factuelles sont fréquemment récoltées par rapport à ces cadres. Cela confirme l’idée selon laquelle les définitions réelles ne rendent pas compte de faits essentiels, puisque nous ne nous contentons pas d’observer empiriquement ou d’analyser intellectuellement une entité de manière impartiale et neutre sur le plan des valeurs avant d’en caractériser les traits constitutifs. À vrai dire, les définitions ne font pas de déclarations factuelles sur les entités définies, mais elles font plutôt des déclarations normatives sur les perspectives et les hypothèses qu’il faudrait adopter à l’égard de ces entités. En d’autres termes, une définition ne définit pas ce qu’est son objet, mais ce qu’il devrait être.

À toutes fins pratiques, les quatre arguments susmentionnés sont toujours d’actualité dans les sciences du jeu. Toutefois, il importe de noter que la critique de l’approche classique du jeu effectuée par Laas ne cite pas suffisamment ses sources. Hormis une brève mention aux travaux de Fred D’Agostino (1981), l’auteur ne s’est pas donné la peine de contextualiser son propos vis-à-vis des approches pragmatiques ou non-formalistes du jeu (Henriot, 1969, 1989; Duflo, 1997; Malaby, 2007). De plus, il ne parle pas des héritiers de la philosophie de Ludwig Wittgenstein, et plus particulièrement de la théorie des prototypes (Rosch, 1975, 1978; Lakoff, 1987). 

Cependant, en dépit de ses quelques lacunes méthodologiques, il apparaît que ces quatre arguments sont toujours valables dans les sciences du jeu et qu’ils sont particulièrement utiles face aux enjeux définitionnels qui entourent l’épineuse question des mécaniques de jeu (Salen et Zimmerman, 2004; Sicart, 2008; Järvinen, 2009). Si certaines publications affirment que les mécaniques de jeu sont essentielles lors de la conception d’un jeu vidéo (Lundgren et Björk, 2003; Järvinen, 2009), elles ne proposent malheureusement aucune analyse détaillée des dites mécaniques. 

À l’inverse, une approche pragmatique tendrait à les classer et à les discriminer en s’appuyant sur les taxonomies existantes du jeu vidéo (Solomon, 1984; Bartle, 1996; Lindley, 2003) ou sur la théorie des prototypes (Rosch, 1975, 1978; Lakoff, 1987). Un tel travail mettrait alors en évidence que l’expression de mécanique de jeu s’avère être un terme générique qui, en réalité, regroupe plusieurs habiletés cognitives et  propriétés essentielles différentes à l’intérieur de divers contextes et/ou jeux. Par extension, une distinction s’impose entre les actions mécaniques et les actions mécanisées (ou mécanisables). 

Bien que la conception des jeux vidéo repose sur un ensemble d’actions linéaires et unidirectionnelles (qui sont mécaniques et/ou mécanisables), nous devrions tout de même considérer les actions non-linéaires et multidirectionnelles qui se tissent entre le joueur et le jeu (qui sont systémiques et non-mécanisables). D’une manière plus générale, l’expression de mécanique de jeu met en évidence le mode de fonctionnement de l’industrie du jeu vidéo, que l’on peut grossièrement subdiviser en deux étapes distinctes : la conception et la mise en marché. Dans ce cas-ci, il apparaît que la définition des mécaniques de jeu est très largement motivée par l’usage du définisseur, soit les pratiques associées à l’industrie du jeu vidéo. 

Par conséquent, les approches pragmatiques ou non-formalistes du jeu auraient intérêt à bâtir un cadre théorique qui témoigne de la diversité des points de vue existants sur les mécaniques de jeu, en soulignant les divergences entre la phase de conception d’un jeu vidéo et les expériences ludiques qu’il suscite auprès des communautés de joueurs.

Pour plus de détails : Oliver Laas, « On game definitions », Journal of the Philosophy of Sport, Vol. 44, No. 1, 2017, pp. 81-94.

Alban Loosli est un artiste-chercheur et doctorant en études sémiotiques à l’Université du Québec à Montréal (UQAM).

Bibliographie
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