Comment invoquer la créativité des joueurs.es dans la narration, pour créer une mythologie harmonieuse ? Le cas de Star Wars Knights of the Old Republic II : The Sith Lords

Star Wars Knights of the Old Republic II : The Sith Lords est un jeu de rôle qui succède en 2005 au premier opus d’une série vidéoludique où les personnages évoluent dans l’univers de la saga cinématographique Star Wars. Le jeu est développé par Obsidian Entertainment, édité par LucasArts pour XBOX et PC. À l’instar de son prédécesseur, le jeu propose d’incarner plusieurs personnages au travers desquels le.la joueur.se mène des quêtes extensives. Les grandes intrigues du récit convoquent un protagoniste surnommé L’ « Exilé(e) », que nous pouvons paramétrer avant le démarrage du jeu. Star Wars Knights of the Old Republic II : The Sith Lords alimente ainsi la construction de l’univers de Star Wars en présentant de nouveaux personnages et de nouveaux enjeux selon une logique transmédiatique (Jenkins, 2007 ; Picard, 2008, p.6).

Il semble que Star Wars Knights of the Old Republic II : The Sith Lords poursuive une logique d’écriture où différents médias convergent pour étendre le rayonnement d’un monde secondaire. Le phénomène transmédiatique étaye l’ensemble de notre raisonnement puisqu’il éclaire à la fois les liens entre les deux médias concernés et la singularité du jeu vidéo étudié. Ainsi, le professeur Henri Jenkins explique ce modèle en 2007 dans un article nommé Transmedia Storytelling 101 :

Transmedia storytelling represents a process where integral elements of a fiction get dispersed systematically across multiple delivery channels for the purpose of creating a unified and coordinated entertainment experience. Ideally, each medium makes it own unique contribution to the unfolding of the story. […] Ideally, each individual episode must be accessible on its own terms even as it makes a unique contribution to the narrative system as a whole.

(Jenkins, 2007)

Notre réflexion s’attache à considérer la symbiose des récits issus de supports médiatiques distincts comme une condition fondamentale pour maintenir l’intégrité de la structure narrative dans KOTOR II. Nous pouvons désormais nous demander, comment la construction du monde du jeu façonne-t-elle une mythologie cohérente, libérée des contraintes qui caractérisent les autres médias ?

Les joueur.se.s contrairement aux spectateurs.trices, participent à l’écriture du mythe

Dans les autres médias où apparaissent les personnages du jeu, notamment les livres, leurs personnalités sont fixes. À l’inverse, la nature de la forme vidéoludique suggère des libertés esthétiques et narratives intrinsèques grâce auxquelles nous pouvons modeler le personnage principal. De plus, le jeu invoque les connaissances encyclopédiques des joueur.se.s pour introduire les particularités de sa construction mythologique.

La temporalité des récits distingue aussi la composition narrative des jeux vidéo. Bien qu’il y existe des jeux linéaires comme par exemple les romans interactifs, dans KOTOR II, nous disposons d’une durée illimitée pour observer le monde, choisir les objectifs les plus probants pour construire un récit unique. Cette connaissance est libératrice, elle confère aux joueur.se.s un pouvoir d’action que le.la spectateur.trice ignore, puisqu’il est impossible d’explorer simultanément les éléments évoqués et dissimulés lorsqu’on visionne un film. Le jeu nous confère un pouvoir décisionnel notoire et échappe au dualisme idéologique dont la saga cinématographique souffre. Selon Elizabeth Regina McMenomy, le jeu de rôle nécessite une certaine flexibilité et prend souvent en compte les décisions des joueur.se.s dans la construction interactive du récit (2011, p.7-8).

Dans le cas de l’avatar, nous créons un individu schématique qui développe progressivement des qualités complexes. Les décisions du.de la joueur.se façonnent l’identité de son avatar, lequel tangue progressivement vers sa destinée à chaque étape significative du récit. Nous pouvons minutieusement moduler les informations physiologiques, anatomiques et généalogiques qui trahissent l’identité de notre avatar. La volonté du.de la joueur.se cristallise ainsi l’apparence, la personnalité et les aptitudes générales du personnage qu’il.elle contrôle. La nature des jeux de rôle nous invite à influer directement sur le déroulement narratif de l’histoire.

La dissension dichotomique des forces galactiques ne conditionne pas le mouvement du monde vidéoludique. Les actions et les réponses que nous choisissons lors de moments fatidiques contraignent le destin de notre avatar, lequel oscille perpétuellement entre la « lumière » et l’« obscurité » de la force. Seulement, la composition narrative de l’environnement vidéoludique révèle un dessein unique. En 2016, un créateur surnommé N.S. propose une analyse extensive des critères moraux et psychologiques qui définissent la position éthique des personnages du jeu qui s’intitule A Look Back At: KOTOR 2 (In-Depth Commentary/Analysis), et dans laquelle il explique ainsi les valeurs ambivalentes qui caractérisent les individus du monde secondaire : « There are also characters who are called ‘evil’ by other ‘good ‘ characters, but those characters aren’t so easily defined as ‘good’ or ‘evil’ ».  Le jeu appelle ainsi l’agentivité du.de la joueur.se, qui oriente toujours le déroulement de l’histoire : il unifie un groupe disparate non pas autour d’un dilemme manichéen mais grâce aux actions héroïques qu’il entreprend. Le protagoniste du jeu est un héros herculéen, qui détermine le sort de la galaxie.

Les mécaniques participent à la narration du jeu

Les affordances disponibles invitent le joueur à négocier les pôles qui régissent le monde secondaire. Durant une interaction apparemment futile, les personnages soumettent régulièrement aux joueur.se.s des questions tortueuses qui connaissent seulement deux issues : une réponse qui dénote un penchant maléfique, une réponse opposée qui exprime un sentiment bienveillant. (cf. à la figure) Le jeu nous implique dans chaque moment de l’existence du protagoniste : nous devons tirer des enseignements des événements révolus de la vie du personnage. James Paul Gee décrit l’implication du.de la joueur.se comme un élément déterminant pour calibrer son identité numérique dans le monde secondaire : « Good games already do this and they will do it more and more in the future. Star Wars : Knights of the Old Republic immerses the player in issues of identity and responsibility : What responsibility do I bear for what an earlier, now transformed, “me” did? » (2004). Cette exploration suggère donc un questionnement introspectif qui traverse profondément le.la joueur.se au travers des questionnements moraux de son avatar. 

Repenser la narration transmédiaque

Le.la joueur.se doit également fouiller les vestiges du monde secondaire pour comprendre la situation présente, notamment lorsqu’il.elle explore les lieux déchus du pouvoir maléfique. La planète de Korriban regorge de ressources essentielles pour naviguer dans l’environnement numérique, des informations liées à l’identité perdue de l’ « Exilé(e) ». À ce propos, Marie-Laure Ryan propose dans son article Le transmedia storytelling comme pratique narrative, de repenser la convergence des médias pour défaire les univers parallèles des règles rigides qui préservent la cohérence de l’œuvre :

La définition de Jenkins présuppose un processus top-down maîtrisé, qui distribue l’information narrative sur de multiples documents, de sorte que les utilisateurs doivent consommer plusieurs de ces documents pour accéder à une expérience unifiée et coordonnée. Pourtant, dans la pratique, la plupart des licences grandissent via un processus bottom-up durant lequel s’agglomèrent de plus en plus de documents portant sur un monde fictionnel déjà populaire, et possédant une cohérence indépendante d’une logique transmédia.

(Ryan, 2017)

La possibilité d’interagir avec le paysage numérique pour élucider la mythologie oubliée et l’histoire de l’avatar permet à chaque joueur.se de construire un récit unique qui magnifie le modèle communément admis. Comment pouvons-nous comprendre cette révision du concept développé par Henri Jenkins ? Le jeu de rôle nous plonge dans un monde à la fois riche et tangible, il nous prête une liberté créative qui altère fondamentalement la structure narrative des univers étendus.  

Les jeux vidéo célèbrent la liberté interprétative des joueurs.es

La vision alternative de l’univers étendu transparaît dans l’esthétique, la construction narrative et les mécaniques proposées dans le jeu. Dans les jeux de rôle, l’ensemble de la structure narrative embrasse les aspirations de la personne qui joue, si bien que toutes décisions du.de la joueur.se modulent l’environnement numérique, le récit mythologie du jeu. Les affordances présentées au joueur lui permettent de créer son propre récit en traçant un itinéraire unique. En 2010, Maude Bonenfant explique précisément la notion d’espace d’appropriation dans sa thèse intitulée Sens, fonction et appropriation du jeu : l’exemple de World of Warcraft :

Le joueur possède une liberté interprétative, une marge à l’intérieur de laquelle il peut naviguer pour s’approprier le jeu. Cet espace, que nous qualifions d’espace d’appropriation, est un lieu de reformulation et de reconstruction du sens où le joueur perçoit, interprète et médiatise le jeu pour ensuite y interagir. C’est l’espace de liberté nécessaire pour le joueur afin de s’approprier le jeu, le faire sien et devenir alors le créateur de sa propre expérience ludique.

(Bonenfant, 2010, p. 300)

La grande liberté interprétative du jeu encourage les joueur.se.s à déceler le meilleur trajet. Dans les plateformes communautaires, les joueur.se.s assidu.e.s partagent habituellement des stratégies qui permettent à leurs lecteurs d’optimiser leurs performances personnelles.

La notion de convergence médiatique éclaire le travail des créateurs lorsqu’ils joignent un monde complexe à un univers étendu. La perspective de Star Wars Knights of the Old Republic II : The Sith Lords est essentiellement novatrice parce qu’elle explore des facettes délaissées par les œuvres cinématographiques. Les mécaniques du jeu invitent le.la joueur.se à emprunter une trajectoire personnelle qui raconte une histoire unique. La composition narrative, temporelle et esthétique de KOTOR II échappe aux carcans médiatiques traditionnels. Il révèle ainsi comment l’écriture du récit dans les jeux vidéo encense notre imaginaire, notre créativité. Dans la fresque chronologique de La Guerre Des Étoiles, la temporalité du jeu préexiste à celle des films. Qu’importe la nature du pouvoir qu’il choisit pour sauver la galaxie, le.la joueur.se ne parviendra donc jamais à préserver le modèle républicain. La mythologie du monde parallèle n’est-elle pas finalement plus crédible que les représentations partielles et évasives des films ?

Annexe des figures

Figure 1. Après une interaction déterminante, les affinités et le pouvoir de l’avatar changent.

(Source : capture d’écran de ma propre expérience de jeu)

Bibliographie
Bonenfant, Maude (2010). Sens, fonction et appropriation du jeu : l’exemple de World of warcraft, Thèse. Montréal (Québec, Canada), Université du Québec à Montréal, Doctorat en sémiologie.

Gee, J. P. (2004). « Learning by design: Games as learning machines ». Interactive educational multimedia: IEM, (8), 15-23.

Jenkins, H. (2007). Transmedia Storytelling 101 [En ligne], consulté en décembre 2019 via http://henryjenkins.org/blog/2007/03/transmedia_storytelling_101.html

McGann, N. (2003). Watching Games and Playing Movies: The Influence of Cinema on Computer Games. Master, Dublin Institute of Technology.

McMenomy, E. R. (2011). Game on Girl: Identity and Representation in Digital RPGs, Electronic Dissertations and Theses – Critical Culture, Gender, and Race Studies, Washington State University.

N.S., (2016). A Look Back At: KOTOR 2 (In-Depth Commentary/Analysis), [Vidéo en ligne] consultée en décembre 2019 via https://youtu.be/Bw252JTeFgM

Picard, M. (2008). Video games and their relationship with other media. The video game explosion: A history from Pong to Playstation an beyond, Greenwood Press, Westport, 293-300.

Ryan, M. L. (2017). « Le transmedia storytelling comme pratique narrative », Revue française des sciences de l’information et de la communication [En ligne], consulté en décembre 2019. URL : http://journals.openedition.org/rfsic/2548.