Sicart et Järvinen

IPoser les bases d’une typologie des mécaniques de jeu n’est pas une mince affaire. À ce jour, selon les disciplines académiques et les domaines d’application, le terme mécanique de jeu demeure encore largement polysémique – renvoyant toujours à divers éléments formels ou informels d’un système de jeu selon les auteurs.

Lors d’une séance du groupe de recherche Homo Ludens, nous avons tenté d’éclaircir à quoi réfèrent concrètement les mécaniques de jeu, et les processus qu’ils impliquent, en se penchant sur les réflexions de deux chercheurs en particulier, soit Miguel Sicart et Aki Järvinen. Ainsi, le présent texte propose un bref retour sur les principaux points soulevés par ces deux auteurs et comment ces derniers peuvent nous aider à mieux cerner ce que sont les mécaniques, comment les identifier et les analyser.

Miguel Sicart – les mécaniques de jeu : saisir les différences

Dans son texte Defining Game Mechanics (2008) publié au sein de la revue numérique Game Studies, Miguel Sicart (professeur associé à l’université IT de Copenhague) propose une définition des mécaniques de jeu ayant pour objectif de mieux saisir et analyser les éléments formels d’un système de jeu. Il observe, dès le départ, que les professionnels de l’industrie et les chercheurs.euses universitaires n’arrivent pas exactement à la même définition ou, du moins, à la même compréhension de ce que sont les mécaniques de jeu. 

Pour Sicart, les définitions précédemment proposées par des auteurs tels que Lundgren et Björk (2003) ou encore Rouse (2005), bien qu’intéressantes, ne permettent pas d’établir une distinction claire entre les règles et les mécaniques. Selon ses observations, de nombreux chercheurs.euses semblent en effet considérer, consciemment ou non, les mécaniques comme étant la résultante de plusieurs règles mises ensemble (« a cluster of rules »). Après un survol de définitions tantôt trop floues, tantôt trop déterministes, Sicart en vient à exposer sa propre vision : « game mechanics are methods invoked by agents, designed for interaction with the game state » (2008). Par cette formulation, il accorde ainsi une importance particulière à la notion de rétroaction (« feedback ») comme échange d’informations entre deux ou plusieurs instances – évoquant une série d’interrelations entre éléments du système de jeu. En somme, cette définition se veut une approche davantage orientée vers les objets (Ibid.).

En ce sens, Sicart suppose que nous pouvons analyser les mécaniques de jeu comme étant à la fois accessible aux êtres humains, mais aussi à ce qu’il appelle les « agents artificiels » (par exemple, les personnages non joueurs). Tel qu’il l’explique, en termes de design de jeu, nous aurions tendance à trop nous focaliser sur la place et le rôle du personnage-joueur, alors qu’il est tout aussi important de penser la manière dont les personnages non joueurs interagissent avec les éléments de l’univers de jeu (Ibid.). Enfin, Sicart emploie le mot méthode pour décrire les moyens par lesquels les objets (tout élément du système du jeu) peuvent accéder aux données d’un autre objet. Les mécaniques, circonscrites par des règles, correspondent ainsi aux méthodes, aux actions que l’agent.e (joueur.euse) effectue pour interagir avec ces éléments (Ibid.). Pour lui, les règles sont, ni plus ni moins, les propriétés générales ou particulières du système du jeu et de ses agents. Dans la mesure où tous les éléments possèdent des propriétés qui sont en elles-mêmes des règles ou bien déterminées par un ensemble de règles, elles sont donc directement associées aux algorithmes : « These rules are evaluated by a game loop, an algorithm that relates the current state of the game and the properties of the objects with a number of conditions that consequently can modify the game state » (Ibid.). 

Pour résumer, les jeux sont donc des systèmes qui comprennent des mécaniques, paramétrées par des règles, qui permettent aux agents de poser des actions et d’interagir avec les éléments du système dans le but de relever des obstacles et des défis. 

Enfin, dernier point de réflexion important soulevé par l’auteur, procéder à une analyse formelle des mécaniques de jeu nous permet seulement d’encadrer et de prévoir partiellement les interactions possibles entre les agents.es et les éléments d’un jeu, mais pas de déterminer comment le jeu sera joué ou le type d’expérience qu’il en ressortira – les joueurs.euses pouvant s’approprier les mécaniques de jeu et les utiliser de manière imprédictible.

Aki Järvinen – Les mécaniques : à la croisée des dynamiques

Le texte à l’étude de Aki Järvinen (chercheur et « play scholar ») constitue en réalité le douzième chapitre de sa thèse de doctorat intitulé : Games without Frontiers – Theories and Methods for Game Studies and Design (2006).  Le but de ce chapitre est de définir à quoi réfèrent les mécaniques de jeu en les distinguant, les documentant et en proposant une catégorisation visant à mieux les analyser. 

Dès le début de son chapitre, Järvinen soulève que le terme mécanique de jeu est souvent associé à celui de dynamique de jeu. Il explique que le terme dynamique renvoie plutôt au passage d’un état de jeu à un autre par la mise en œuvre d’actions (Järvinen, 2006 : 251). Autrement dit, la dynamique est la résultante des mécaniques opérationnalisées (les variations et les « patterns » engendrés au niveau du jeu par les actions et les choix du joueur.euse). Pour Järvinen, la dynamique équivaut au comportement du système (ou « system behaviour ») (Ibid.).

Si les mécaniques sont programmées dans le jeu avec une intention préalable des concepteurs.trices, ses effets et ses conséquences sur le système du jeu sont donc en quelque sorte prescrites. Or, comme l’a également souligné Sicart, même si les concepteurs.trices programment les mécaniques, ils.elles ne sont pas en mesure de prédéterminer à 100% la dynamique d’un jeu et l’expérience du joueur.euse, mais ils.elles peuvent néanmoins l’encadrer. Autrement dit, les conséquences (c’est-à-dire le résultat produit par la mise en action de la mécanique) sont également dépendantes de la performance du joueur.euse, ses compétences et s’il y a un facteur de chance ou non rattaché à cette mécanique (Ibid. : 255). Plus il y a de mécaniques (qui impliquent différentes combinaisons de stratégies et de choix effectués par le joueur.euse), plus il y a de variations de dynamique possibles.

Par ailleurs, Järvinen souligne que les mécaniques de jeu ont aussi un rôle essentiel au niveau de l’immersion ressentie par le joueur.euse. En reprenant les propos de Mosqueira (2003), il souligne : « A player’s immersion rests solely upon the seamless integration of the game’s mechanic into the world »(Järvinen, 2006 : 252). Sur le plan formel, plus les mécaniques de jeu sont faciles ou rapides à maîtriser, plus le joueur.euse sera immergé.e dans l’espace de jeu puisqu’il.elle n’aura pas à retenter continuellement telle ou telle action – ce qui pourrait créer de la frustration et réduire son envie de jouer. Sur le plan fictionnel, si les mécaniques de jeu sont en adéquation avec le thème du jeu (qu’elles sont bien contextualisées), le joueur.euse devrait également voir son sentiment d’immersion augmentée. 

Au niveau de son expérience et dans l’optique d’optimiser sa capacité d’immersion et de production de sens, les questions que devraient alors se poser les concepteurs.trices de jeux au moment de créer un système sont : les objectifs du jeu sont-ils clairs? Les mécaniques mises à la disposition du joueur.euse pour accomplir ces objectifs sont-elles bien comprises? Sont-elles cohérentes avec le genre vidéoludique et le thème général du jeu? 

Enfin, ce qui est important de comprendre et de retenir selon Järvinen, c’est que les mécaniques de jeu sont elles-mêmes porteuses de sens, mais elles sont aussi créatrices de sens en fonction du contexte ludonarratif (Ibid.). D’où le rôle essentiel qu’elles jouent, pas seulement sur le plan systémique, mais aussi sur le plan ludique et expérientiel pour le joueur.euse.

Conclusion

Ces textes de Sicart et Järvinen nous aident à réfléchir sur la forme que prennent les mécaniques de jeu, mais aussi sur leurs contextes d’application et leurs limites. En somme, plus les mécaniques sont variées, plus les dynamiques de jeu sont diverses. Étudiées d’un point de vue essentiellement formel et systémique par ces auteurs, il est aussi intéressant de voir comment les mécaniques de jeu peuvent être appréhendées non pas seulement comme des actions à effectuer (sauter, nager, voler, etc.) par le joueur.euse, mais aussi comment elles impliquent des processus interprétatifs. C’est dans l’optique de poursuivre ces réflexions qu’une équipe au sein d’Homo Ludens travaille depuis cet automne à l’élaboration d’une typologie des mécaniques de jeu dans une perspective sémiotique pour mieux comprendre les effets rhétoriques sous-jacents qui se produisent lorsque le joueur.euse interagit avec le système de jeu, et vice-versa.

BIBLIOGRAPHIE

Järvinen, A. (2006). Games without Frontiers – Theories and Methods for Game Studies and Design. (Thèse de doctorat). Université de Tempere.

Lundgren, S. & Björk, S. (2003). Game Mechanics: Describing Computer-Augmented Games in Terms of Interaction ». In Terms of Interaction. Proceedings of TIDSE 2003 (p. 45-56).

Mosqueira, J. (2003). World Building : From Paper to Polygon. Dans F. Laramée (éd.), Game Design Perspective (p. 67-77). Hingham, Mass : Charles Rovers Media, Inc.

Rouse, R (2005). Game Design Theory and Practice. Plano, Texas : Wordware Publishing Inc.

Sicart, M. (2008). Defining Game Mechanics. Game Studies, 8(2).