La polarisation de l’expérience ludique dans les jeux de rôle : De Dungeons and Dragons à World of Warcraft

Retour sur la canonisation d’un genre ludique

La décennie des années 1980 a vu s’amorcer le mouvement de démocratisation des ordinateurs et a accueilli, en parallèle, un mouvement d’expansion des potentialités offertes au jeu de rôle en tant que genre transmédiatique. La relation qu’entretiennent les jeux se réclamant du genre RPG à travers le temps, des tabletops (« jeux de table ») comme Dungeons and Dragons aux MMORPG (Massively Multiplayer Online Role-Playing Games) tel que World of Warcraft (WoW) ne se conçoit pas dans une fixité linéaire. Si ces deux jeux captivent actuellement le champ des game studies, c’est notamment en raison de leur caractère emblématique au sein de la culture ludique et de leur propension à démontrer l’influence que peuvent avoir les diverses mutations du genre sur les jeux les ayant précédé, influençant au passage la pérennité du RPG et permettant l’actualisation des régimes d’expérience ludiques désormais proposés par les développeurs actifs au sein de l’industrie, sans compter les catégories de joueur.se.s désormais ciblées par ceux-ci.

Loin de réinventer les fondements thématiques et mécaniques du RPG, le jeu World of Warcraft est pourtant à l’origine du double mouvement de consolidation et d’actualisation des codes génériques que nous retrouvons aujourd’hui dans la vaste majorité des jeux de rôle. Par exemple, D&D et WoW sont tous les deux des jeux reposant sur la complémentarité des rôles et la formation de groupes (Triclot, 2017 : 147), c’est-à-dire qu’ils sont consciemment conçus pour être jouer en groupe d’aventuriers fondé sur un partage des rôles (comme le préfigurait déjà l’écrivain John Ronald Reuel Tolkien (1892-1973) avec ses personnages qui composaient la Communauté de l’Anneau). Sans ces éléments, il devient impossible d’accomplir certaines tâches. La composante sociale est donc inscrite à même le design de ce genre ludique, autant dans sa version papier que dans sa transposition vers le numérique. Ainsi, dans les jeux de rôle sur table comme dans la plupart des MMORPG, les interactions – entre le joueur.se et la machine, mais aussi de joueur.se.s à joueur.se.s – conduisent à des régimes d’expérience qui, bien que distincts sur certains aspects, présentent plusieurs fonctionnalités qui sont reconduites d’un médium à l’autre.

Il s’avère que ces deux jeux constituent un exemple probant de ce que nous cherchons à étudier, à savoir : en quoi, dans les dernières années, le numérique a pu conditionner et informer le comportement des joueur.se.s dans un sens qui a renforcé la polarisation de l’expérience ludique vécue par de nombreuses communautés de jeux de rôle.

Au cœur de l’histoire du genre, on retrouve ainsi l’ambivalence caractéristique au jeu de rôle dont sont tributaires Gary Gygax et Dave Arneson lorsqu’ils créent Dungeons and Dragons (1974), ambivalence qui a adopté moult formes dans l’évolution du discours commercial entourant le jeu. Quatre ans après la publication de la première édition portée par une volonté explicite de filiation avec le wargame – genre ludique axé sur la dimension stratégique –, le discours entourant le jeu investi le pôle diamétralement opposé pour dorénavant mettre l’emphase sur l’imagination et le mimétisme en tant que composantes essentielles de l’expérience ludique (Triclot, 2017 : 67).


D’une polarisation de l’expérience ludique dans les RPG

En se penchant davantage sur les premiers titres qui attestent de la genèse du RPG en tant que genre, on retrouve bien souvent le dilemme illustré par le philosophe Mathieu Triclot, qui se fait l’incarnation typique du joueur.se oscillant entre deux attitudes ludiques polarisées :

Ou bien je fais semblant d’être le magicien Ahrimane et je construis mon personnage, ou bien je vérifie que mon taux d’esquive réduit effectivement de 15% les chances de coups critiques. À moins que je ne fasse en réalité un peu des deux. Cette ambivalence est une des marques de fabrique du jeu de rôle (2017 : 67).

Triclot, Mathieu. Philosophie des jeux vidéo, Zones, 2017, [2011], 252p.

Les régimes d’expériences ludiques peuvent donc être caractérisées par la position du joueur.se au sein du spectre compris entre les deux grands pôles que sont l’optimisation mathématique (ou le power-gaming) et l’attitude associée à l’élément narratif, et ce qu’il soit question de jeu sur table comme de jeu numérique. Dans les RPG en ligne comme World of Warcraft, on observe particulièrement la dichotomie qui s’opère entre les joueur.se.s qui préfèrent le style ludique de l’optimisation de leurs statistiques et de leur performance en combat et ceux qui adhèrent plutôt à un style de jeu plus « libre », avec une plus grande souplesse dans les règles et qui met l’emphase notamment sur la dimension sociale, le respect des codes assurant l’immersion et l’incarnation des rôles. Dans D&D, la préférence pour l’optimisation se traduit notamment par une approche de type dungeon crawling qui s’appuie sur la maximisation des dégâts par la recherche d’une efficacité combinatoire entre les habiletés ainsi que par l’importance accordée à l’acquisition des points d’expérience qui augmentent la puissance du personnage. Du côté de WoW, cette attitude se manifeste principalement par le recours systématique aux outils indispensables du métajeu (metagaming) qui procurent aux joueur.se.s les plus hardcore des modèles de rotation optimale de DPS (« Dégâts Par Seconde ») ainsi que des add-ons (« additiels ») qui dispensent quantité d’informations chiffrées supplémentaires aux joueur.se.s sur leur performance en temps réel.


L’influence protéiforme du metagaming sur les jeux de rôle

Si l’on conçoit aisément que les serveurs étiquetés « RP » – autrement dit qui sont dédiés principalement aux activités de roleplay – dans World of Warcraft représentent le « jeu de rôle » dans sa forme numérique la plus littérale compte tenu du délaissement de la perfectibilité mathématique s’exécutant au profit d’un intérêt pour la progression narrative, il n’en faut pas moins réduire le jeu de rôle à sa dimension proprement mimétique. En ce sens, les récentes avancées théoriques dans le champ d’étude du jeu vidéo exigent que nous sortions de la conception dominante au sein des game studies voulant que le seul le « mimétisme » caractérise la nature de la relation que le.a joueur.se peut entretenir avec son avatar au sein des RPG, tous médiums confondus : « Comme plusieurs genres vidéoludiques, le jeu de rôle n’est pas qu’une question d’incarnation d’un personnage, contrairement à ce que son nom indique a priori. » (Dor, 2015 : 79) Ce que Simon Dor – professeur spécialisé en études du jeu vidéo – désigne comme le métajeu fonctionnel » (metagaming) ne peut être négligé dans l’analyse de la construction d’une identité ludique qui assume pleinement l’élément stratégique ainsi que l’impératif de la jouabilité :

le fait qu’il existe une communauté qui a acquis un ensemble d’habitudes stratégiques et qui s’attend à ce que le joueur performe d’une manière plus ou moins précise va encadrer son identité de joueur. Le personnage a un historique de jouabilité duquel il est difficile de se départir, notamment parce que le joueur a des alliés qui s’attendent à ce qu’il joue le jeu d’une certaine manière en choisissant un personnage (2015 : 84).

Dor, Simon, « Identité(s) du joueur et du personnage », Identité et multiplicité en ligne, Montréal : PUQ, 2015, p.67-85.

À ce sujet, Maude Bonenfant nous rappelle que les règles d’optimisation établies par les agents du metagaming sont tout sauf arbitraires :

La structure du jeu mène à les suivre, car ce sont les règles que des joueurs expérimentés ont peaufinées au fil du temps et que les néophytes apprennent au fur et à mesure de l’expérience ludique. Ce type de règles finit par conditionner l’interprétation tout autant que le comportement de chaque joueur (2010 : 233-234).

Bonenfant, Maude. Sens, fonction et appropriation du jeu : l’exemple de World of Warcraft, Thèse, Université du Québec à Montréal, 2010.

Comme nous l’avons vu, le type d’expérience recherchée par le.a joueur.se et/ou par son groupe transforme radicalement l’approche du jeu, autant dans la création initiale de l’avatar que dans sa spécialisation à travers l’arborescence de compétences qui s’ouvre au fil du jeu. La « performance » en jeu peut s’évaluer autant en termes quantitatifs (l’optimisation mathématique des actions) que qualitatifs (qualité interprétative du rôle incarné).

Le métajeu de WoW, propulsé par la visibilité qu’offre notamment la plateforme de diffusion en temps réel Twitch, peut avoir des conséquences normatives sur les audiences respectives des streamers comme Sodapoppin– reconnu pour ses hauts faits en PvP (Player Versus Player) – ou Asmongold – figure de référence en matière de PvE (Player Versus Environment). Autant en raison des attentes instituées par l’existence des diffusions consacrées à D&D telles que Critical Role, Force Grey ou Adventure Zone que par celles qui naissent du monopole de certains streamers WoW œuvrant sur Twitch, la pression sociale se fait ressentir par de nombreux joueur.se.s quand arrive le temps de « performer », que ce terme soit compris dans le sens du roleplay ou dans sa dimension visant l’optimisation de résultats quantifiables.

Bien que la dichotomie de l’expérience ludique nous éclaire sur les motivations distinctes des diverses communautés de joueur.se.s, il faut garder en tête que, dans la pratique, la plupart des expériences ludiques sont combinatoires des deux attitudes polarisées dépeintes ci-haut et que, malgré qu’elle puisse être à l’origine de tensions entre les joueur.se.s et les développeur.se.s, une dualité relative est et a toujours été intrinsèquement liée à l’histoire du RPG en tant que genre ludique transmédiatique.


Vers une redéfinition de l’élément « RPG » traditionnel

En définitive, les jeux de rôle que sont Dungeons and Dragons et World of Warcraft sont tous deux emblématiques du RPG en tant que genre ludique aujourd’hui tributaire d’une multiplicité de codes. À leur manière, ces deux jeux nous laissent entrevoir diverses facettes des communautés ludiques qui se positionnent sur le spectre des régimes d’expériences identifiées au cours de cette analyse. D’une part, nous constatons un régime d’expérience fondé principalement sur le calcul du métajeu, la précision et le triomphe de l’optimisation statistique faite par le.a joueur.se face au programme informatique. D’une autre part, nous avons affaire à une approche ludique qui promeut une certaine liberté interprétative tout en priorisant la simulation et la relation mimétique à l’avatar.

Cependant, il est nécessaire de s’intéresser à l’état actuel du RPG, à sa signification en tant qu’étiquette générique et sur le renouvellement de son sens à l’ère de la culture numérique et des jeux massivement multijoueurs. Dans les récentes années, les expériences ludiques priorisant les modèles uniques du theorycrafting ont laissé peu de marge de manœuvre aux joueur.se.s en uniformisant leur manière de jouer, ce qui, au final, entre en contradiction avec l’essence même du concept de « Role-Playing Game », pris dans son sens le plus littéral. Il est d’autant plus justifié de se questionner sur la teneur véritable de l’élément « RPG » dans le contexte d’un monopole des expériences vidéoludiques visant la maximisation du potentiel mathématique du gameplay au détriment de l’approche contemplative.


BIBLIOGRAPHIE

Bélanger-Gagnon, Jean-François. La conjonction de la narrativité et de la performativité dans le jeu vidéo, Université Laval, 2010.

Bonenfant, Maude, Samuel Coavoux, Maxime Coulombe et al. Socialisation et communication dans les jeux vidéo, Les Presses de l’Université de Montréal, Collection « PUM », 2011, 318p.

Bonenfant, Maude. Sens, fonction et appropriation du jeu : l’exemple de World of Warcraft, Thèse, Université du Québec à Montréal, 2010.

Carter, Marcus, Martin Gibbs et Mitchell Harrop. « Metagames, Paragames and Orthogames : A New Vocabulary », Department of Computing and Information Systems, Université de Melbourne, Australie, 2012.

Dor, Simon, « Identité(s) du joueur et du personnage », Identité et multiplicité en ligne, Montréal : PUQ, 2015, p.67-85.

Olivier Caïra. « Théorie de la fiction et esthétique du jeu », Sciences du jeu, [En ligne], 6, 2016, mis en ligne le 12 octobre 2016, consulté le 4 janvier 2020, URL : http://sdj.revues.org/671

Ryan, Marie-Laure. « Avatars of Story », 2006, University of Minnesota Press, p.181-203.

Sicart, Miguel, « Defining game mechanics », Game Studies, 2008, 8(2), n.

Triclot, Mathieu. Philosophie des jeux vidéo, Zones, 2017, [2011], 252p.