La toxicité dans les jeux vidéo : enjeux théoriques

Les problèmes en lien avec la toxicité dans les jeux vidéo en ligne préoccupent de plus en plus les médias, de même que l’industrie elle-même. Des polémiques publiques, comme celle entourant le GamerGate, ont attiré l’attention des médias et du public sur ce type d’événements qui existe néanmoins depuis les balbutiements d’internet. Partant de l’idée que les comportements toxiques sont une difficulté importante pour les joueur.se.s et l’industrie, une recherche supervisée par Maude Bonenfant (Département de communication sociale et publique, UQAM) est présentement menée afin de mieux comprendre ce phénomène.    

Cette recherche regroupe plusieurs projets s’intéressant tous à la toxicité. Un de ces projets, dont il sera ici question, concerne la manière dont la toxicité est définie et étudiée. Ce pan de la réflexion vise plus spécifiquement à établir une revue de littérature regroupant les principales sources sur les comportements toxiques en jeux vidéo et dans d’autres disciplines connexes (études des médias, sociologie, philosophie). Par la suite, ce corpus nous a permis de développer une conception de la toxicité s’inscrivant dans l’approche communicationnelle d’Homo Ludens. 

La toxicité en jeu : état du sujet 

Les comportements toxiques sont difficiles à définir puisqu’ils ne sont pas les mêmes selon les jeux et selon les cultures. Les chercheurs.se.s ont proposé plusieurs définitions de la toxicité dans les jeux au fil des années. En regroupant celles-ci, il est possible de faire ressortir trois principales composantes : le comportement toxique doit être 1) intentionnel, 2) visé la diminution du plaisir de la victime à jouer et 3) cette diminution du plaisir de la victime est ce qui procure du plaisir au joueur.se.s toxique. 

La toxicité s’inscrit dans un rapport complexe aux normes culturelles et communautaires. La première utilisation du terme « toxique » afin de décrire des comportements provient d’ailleurs de la théorie de la masculinité hégémonique développée, entre autres, par Connell durant les années 1980. Dans le cadre de cette théorie, les comportements toxiques ont une fonction sociale spécifique qui permet à la domination masculine de persévérer dans le temps. Ce concept n’est évidemment pas utilisé exactement dans le même sens lorsqu’il est question de jeux vidéo, mais la toxicité s’inscrit dans une valorisation des attributs ayant socialement une valeur masculine (bien que cela n’est pas nécessairement de rapport direct avec le genre des personnes ayant des comportements toxiques). 

Les compagnies de jeux vidéo implémentent sans cesse de nouveaux systèmes dans leurs jeux afin de contrôler et diminuer la toxicité de leurs joueurs. À ce titre, il est intéressant de noter la récente création d’un regroupement nommé The Fair Play Alliance unissant près d’une centaine de compagnies de jeux vidéo afin de partager des recherches et des techniques de gestion de la toxicité. Le jeu vidéo le plus célèbre et le plus étudié pour sa toxicité est sans doute League of Legends (Riot, 2009). Riot utilise de nombreuses techniques afin de contrer la toxicité : des techniques de renforcement positif (comme le système d’Honor), de renforcement négatif (comme les bans temporaires ou permanents) ainsi que les techniques éducatives visant à faire comprendre aux joueur.se.s les effets de leurs comportements sur les autres joueur.se.s. Si la compagnie a eu un certain succès avec ses systèmes, certains joueur.se.s et chercheur.se.s soutiennent que la toxicité fait partie du design du jeu (LeJacq, 2015 ; Paul, 2018) et qu’il est donc impossible de la contrer avec des dispositifs externes. 

Toutes ces caractéristiques de la toxicité dans les jeux vidéo montrent bien qu’il s’agit d’un sujet difficile à étudier pour les chercheur.se.s et difficile à contrer pour l’industrie du jeu. Il est donc nécessaire de l’étudier plus en profondeur pour mieux comprendre sa complexité. 

Pistes de réflexion pour l’étude de la toxicité 

Les différentes sources et cas spécifiques que nous avons étudiés dans le cadre de ce projet nous ont permis d’établir plusieurs pistes afin de poursuivre notre réflexion dans les prochaines étapes du projet. 

Premièrement, la toxicité est définie comme un acte de déviance par rapport à une règle. Or, les jeux vidéo comportent plusieurs types de règles. Il est donc nécessaire de réfléchir aux différents niveaux de règles afin de comprendre où se situe la déviance de la toxicité. Selon Foo et Koivisto (2004), les jeux vidéo contiennent trois types de règles : le code informatique du jeu, les règles explicites fournies par la compagnie qui gère le jeu et le code social implicite qui ressemble à une étiquette de jeu. Certaines compagnies fournissent un code de conduite précis qui régit ce qui est acceptable ou non en termes de comportement par rapport aux autres joueur.se.s (comme Riot avec le Summoner’s Code). Cependant, il est possible que les règles sociales implicites de la communauté ne soient pas en accord avec ce code.

Ceci nous mène à notre deuxième piste de réflexion : l’importance des normes sociales. La revue de littérature nous a permis de mettre en lumière l’impossibilité de juger a priori de la toxicité ou non d’un comportement. La communauté décide elle-même des comportements qui seront jugés acceptables ou non. Cependant, cela ne veut pas dire que les communautés sont unies et que tou.te.s les joueur.se.s sont du même avis sur ce sujet. En effet, un jeu peut avoir plusieurs communautés de joueur.se.s lesquelles défendent des valeurs et des normes différentes. De plus, les membres de ces communautés doivent sans cesse (re)négocier les normes sociales. Il s’agit donc d’un processus de stabilisation continuellement en train de se réaliser. 

En mettant en lien les pratiques des joueur.se.s toxiques avec les études sur le trolling dans les médias sociaux, une troisième piste de réflexion serait de tenter de définir la toxicité comme un jeu de communication (Lafrance St-Martin et Bonenfant, 2019). Les joueur.se.s toxiques, tout comme les trolls, parlent en effet souvent de leurs comportements en y incluant certaines des caractéristiques clés des jeux : règles, objectifs, victoire ou défaite, etc. Définir un certain type de toxicité comme étant un jeu permettrait de montrer comment une des principales causes de friction entourant la toxicité dans les jeux vidéo est qu’un certain nombre de joueur.se.s ne jouent pas au même jeu que les autres : leurs actions ne sont pas orientées vers les mêmes objectifs et conditions de victoire. 

En somme, la toxicité dans les jeux vidéo est un sujet de recherche complexe et difficile d’approche, mais son importance au sein de la réalité quotidienne d’un nombre considérable de joueur.se.s  justifient à elle seule que les chercheur.se.s y consacre plus de temps. Il devient de plus en plus nécessaire de comprendre les raisons qui poussent certain.e.s joueur.se.s à poser ces comportements ainsi que les règles qui régissent ce nouveau jeu ! 

Laura Iseut Lafrance St-Martin est une étudiante au doctorat en sémiologie ainsi que coordinatrice du Groupe de recherche Homo Ludens. Elle est aussi assistante pour la recherche subventionnée CRSH – Savoir. Titre : « Big Data et jeux vidéo: usage des données massives pour l’analyse d’une communauté de joueurs en ligne »; chercheuse principale: Maude Bonenfant; 2018-2023

Bibliographie 

Connell, R. W. (1983). Which way is up?: Essays on sex, class, and culture. Allen & Unwin Academic.

Connell, R., & Messerschmidt, J. W. (2005). « Hegemonic masculinity : Rethinking the concept ». Gender & society, 19(6), 829–859.

Fair Play Alliance. [En ligne : http://fairplayalliance.org/]. 

Foo, C. Y., & Koivisto, E. M. I. (2004). « Defining grief play in MMORPGs : Player and developer perceptions » dans Proceedings of the 2004 ACM SIGCHI International Conference on Advances in computer entertainment technology, p. 245‑250. 

LeJacq, Y. (2015). « How League Of Legends Enables Toxicity » dans Kotaku. [en ligne : https://kotaku.com/how-league-of-legends-enables-toxicity-1693572469].

Lafrance St-Martin, L.I. et M. Bonenfant. (2019). « Le jeu du troll : une performance théâtrale aux règles particulières ». Communication dans le cadre de la journée d’étude Performance : En/Jeux, Montréal (Canada), 31 mai 2019.

Paul, C. A. (2018). The toxic meritocracy of video games : Why gaming culture is the worst. University of Minnesota Press.