Vampire : La Mascarade dans l’œil du carré sémiotique

Publié pour la première fois en 1991, ​Vampire : La Mascarade (White Wolf Publishing) est un jeu de rôle fantastique se déroulant dans un contexte contemporain où les joueur.se.s sont amené.e.s à y incarner des vampires, membres d’une société cachée de morts-vivants dont les actions, sorte de «jeu de l’ombre», ont des répercussions sur le monde des humains. Puisant principalement dans les récits de Bram Stoker et d’Anne Rice, le jeu propose une expérience dite « gothique-punk » proposant autant l’exploration des luttes d’influences entre vampires que le contrôle de la « bête intérieure » de chacun de ces damnés. La perte progressive de l’humanité du personnage ainsi que l’escalade des actes immondes sont au centre de l’expérience. La pratique de l’activité se réalise habituellement « sur table » ou en « grandeur nature », de même qu’en jeu vidéo où il a été adapté à deux reprises. La franchise s’adresse à un auditoire mature qui souhaite explorer les différentes thématiques de la monstruosité de l’être à l’aide d’une approche narrative en co-construction entre les joueur.se.s.

À l’image des jeux de rôle traditionnel qui ont des classes de personnages (Guerrier, Voleur, Mage), ​Vampire : La Mascarade fonctionne selon un principe de clans. Il s’agit de « familles » de vampires qui sont déterminées au moment de ​l’étreinte​ (processus de transformation d’un humain à un vampire). Dans la mythologie du jeu, le vampire originel est Caïn, qui fut damné par le tout-puissant pour le meurtre de son frère Abel. Caïn créa trois vampires que l’on qualifie de deuxième génération (Caïn étant la première) et ces derniers en créèrent une multitude d’autres (de troisième génération).

Puis vint le Déluge. Seuls 13 vampires de la troisième génération parvinrent à survivre à la catastrophe. Ils sont les fondateurs des 13 clans originels, chacun possédant des forces, des faiblesses ainsi que des traditions particulières. Sept clans sont parvenus à perdurer jusqu’aux nuits modernes. Plus un vampire est de haute génération, plus il est éloigné de Caïn et moins il est puissant, car son sang est dilué. L’une des principales trames narratives de ​Vampire : La Mascarade gravite ainsi autour de l’opposition entre la tradition et la modernité où les plus jeunes générations de vampires moins puissantes, mais plus nombreuses s’opposent à l’ordre établi et remettent en question des centaines d’années de coutume.

On tentera dans ce texte d’analyser avec une sensibilité sémiotique comment ces sept clans (en plus de celui des Caintifs) s’opposent entre eux et de quelles façons ils se positionnent sur le spectre de la tradition et de la modernité. On analysera la cinquième version sortie en décembre 2018. Le cadre théorique s’est principalement construit en fonction du carré sémiotique d’Algirdas Julien Greimas et François Rastier expliqué par Louis Hébert (Le carré sémiotique [2006]). On s’est également inspiré, de l’analyse des super-héros d’Elodie Mielczareck (Comics : les superhéros décryptés par la sémio [2011]) afin de bâtir notre méthode d’analyse.

Afin de construire le carré sémiotique qui servira à positionner et analyser les différents clans de ​Vampire : La Mascarade​, on débute par une opposition entre ​Tradition et ​Modernité​, elles-mêmes opposées par ​Non-Modernité​ et ​Non-Tradition​

Tradition​ — Ventrue

© White Wolf Publishing

Les Ventrues se considèrent en haut de l’échelle sociale et accaparent la majorité des positions de pouvoir. Ils ont la conception (qui s’effrite dangereusement) du droit divin de gouverner les autres vampires. Les Ventrues sont l’« establishment » de cette société de la nuit. Ils font et maintiennent les règles qu’ils imposent à leurs races. Ce sont les gardiens de la mascarade, mécanisme servant à préserver la clandestinité des vampires en se dissimulant dans les villes humaines. Ils font partie des trois piliers de la société vampirique occidentale avec les Toreadors et les Tremeres. Que ce soit les mots-clés (The Clan of Kings, Blue Bloods, etc) ou encore leur logo (Un sceptre royal croisé à un gladius romain, une police d’écriture), le clan Ventrue dégage une esthétique et un sens se rapportant à une noblesse aristocratique. Les images dégagent une opulence royale (verre de vin, habit chic, omniprésence de la couleur bleue, homme et femme dominés) ainsi qu’une certaine forme de pragmatisme.

Modernité —​ Toreador

© White Wolf Publishing

Les Toreadors sont des créateurs. Obsédés par la perfection esthétique, dans laquelle ils peuvent se perdre indéfiniment, ils sont en constante recherche de nouvelles explorations artistiques. Ils imposent une autorité à l’aide des émotions qu’ils sont capables de faire éprouver, même aux morts. Ils font partie des trois piliers de la société vampirique occidentale avec les Tremeres et les Ventrues.  À l’opposé de la tradition, les Toreadors représentent la modernité. Décrits par le texte comme un clan en constante exploration artistique, ils œuvrent dans la création de l’émotion. Au contraire de celui des Ventrues, leur logo en forme de rose et leur police de caractère dégagent une flexibilité asymétrique. La femme représentée sur la première image porte une robe dévoilant son corps nu, brisant les tabous de la pudeur féminine tout en gardant une certaine forme d’élégance. On ne rejette pas nécessairement la tradition : on l’actualise.

Non-Modernité​ — Gangrel

© White Wolf Publishing

En opposition aux Toreadors, les Gangrels représentent la non-modernité. Il s’agit du clan de la bête; de la primarité acceptée. Ils sont la tradition qui fait miroir à celle des Ventrues, car elle rejette la civilisation. Leur police de caractère est droite comme celle des Ventrues tout en représentant une esthétique runique : les cultures germaniques qui s’opposèrent à la puissance de Rome. Nomade, barbare et jadis maître de l’inexploré, ils résistent aux institutions du pouvoir et de l’art. Ils se perçoivent avant tout comme des survivants et leurs rituels et initiations occupent une place fondamentale dans leur culture et leur tradition orale. Tout nouveau membre doit démontrer sa force au clan sans quoi il sera abandonné.

Non-Tradition​ — Brujah

© White Wolf Publishing

Il s’agit du clan des rebelles, de ceux qui remettent en question le système établi. Il peut s’agir autant d’activistes violents que de penseurs critique. Les Brujah ont perdu depuis longtemps leurs auras de penseurs philosophes et ne sont désormais perçus que comme des contestataires provocateurs. Ils s’opposent directement aux Ventrues. Leur police de caractère rappelle les premiers manuscrits imprimés avec la presse de Gutenberg, technologie qui fut utilisée par Martin Luther afin de remettre en question l’autorité papale au XVIe siècle. Ils font miroir aux Toreadors, car tous deux ont une démarche réflexive (Toreador = artistique, Brujah = philosophe). Or, à l’image des Gangrels, ils sont dépassés par les changements contemporains.

On ajoute par la suite quatre nouveaux termes en additionnant ceux déjà existants.

Tradition + Non-Modernité​ — Tremere

© White Wolf Publishing

L’addition des thématiques des Ventrues (Tradition) et des Gangrels (Non-Modernité) donne celle des Tremeres : clan divisé entre folklore mythique persistant (ancienne faction de magiciens toujours pratiquants) et hiérarchie pyramidale stricte. Il s’agit d’anciens sorciers devenus vampires par « accident », à la suite d’un rituel raté censé leur donner la vie éternelle. Maudits, ils ont gardé une partie de leurs anciens pouvoirs qu’ils utilisent pour commercer avec la communauté vampire. Les Tremeres font partie des trois piliers de la société vampirique occidentale avec les Toreadors et les Ventrues. Ils sont les plus pragmatiques et les moins enclins à changer leur manière d’être. Il s’agit du clan le plus soudé, dont l’architecture systémique est la moins flexible. À ce sujet, la première image est très parlante : vêtement rituel dans une cave (sorte de rejet de la modernité tout en gardant la tradition), de même que leur logo (Symbole ​♂, Mars​ le dieu de la guerre) qui représente un ancien dieu du panthéon polythéiste romain. Ils représentent ainsi la ligne «dure» de la société vampire; ils sont les plus conservateurs. C’est ce manque de flexibilité qui vient fragmenter sa structure (les deux mains portant les monuments brisés, The Broken Clan). On ne plie pas, on casse.

Modernité + Non-Tradition​ – Caitiff, the

© White Wolf Publishing

Sans clan auquel se rattacher, les Caintifs évoluent en bas de l’échelle sociale vampirique. Sorte de bâtards, ils n’ont pas de culture en tant que telle et sont extrêmement individuels (notons l’absence de logo). Cependant, ils demeurent des survivants et ont commencé à se rassembler et à se reproduire (au sens de créer d’autres vampires), à tel point qu’il est possible de commencer à les considérer comme une entité en soi. Complètement à l’opposé des Tremeres, on trouve les Caitiffs. Alors que les premiers évoluent dans une organisation rigide, les seconds commencent à peine à se regrouper. Le phénomène Caitiff est tellement récent, qu’il se développe en marge de l’ancienne structure, en dehors des sept clans traditionnels (absence de logo). Si l’image Tremere montre une femme habillée d’une toge rituelle, la femme Caitiff est habillée d’une veste de cuir contemporaine. Mélange de Toreador (Modernité) et de Brujah (Non-Tradition), ils présentent un mode de pensée individuel extrêmement actuel, rendant l’émergence d’un système interne considérablement plus difficile. Ils sont plutôt définis par ce qu’ils n’ont pas : des traditions, une structure, un clan. Ils représentent la nouvelle génération émancipée d’un système millénaire.

Tradition + Modernité​ — Malkavian

© White Wolf Publishing

Qu’obtient-on lorsque l’on mélange tradition (Ventrue) et modernité (Toreador)? Un paradoxe; une folie (première image : « I must drown the voices »). L’ensemble des membres du clan possède à divers degrés une ou plusieurs maladies mentales. Dotés d’un don de prémonition, ils ont entrevu par-dessus le voile de la perception et dansent sur la mince ligne qui sépare notre plan d’existence d’une… autre réalité. Les Malkavians sont ainsi en mesure d’autant percevoir le passé que l’avenir (Oracles, Visionaries). Leur logo représente un miroir fracturé, signe des multiples personnalités du clan (modernité) et de leur unité par la maladie mentale (tradition).

Non-Tradition + Non-Modernité​ — Nosferatu

© White Wolf Publishing

À l’opposé, les Nosferatus représentent l’absence de tradition et de modernité; une sorte de vide. Le clan est affecté dans son ensemble par une laideur grotesque et douloureuse rappelant diverses maladies (cancer, lèpre, infection, handicap physique). De ces épreuves, une certaine compassion. Pour eux, leur horrible apparence physique est le reflet de la malédiction vampirique extériorisée. Ils sont ainsi en mesure, à la différence des autres clans, de confronter leur propre damnation et de s’accrocher à l’humanité. La laideur grotesque et monstrueuse (Gangrel) du clan l’isole de la société vampirique (Brujah). En quelque sorte, les Nosferatus n’existent pas; ils vont soit se cacher, soit se déguiser pour se fondre dans la masse. Il leur est impossible d’intégrer la civilisation avec leur apparence « normale » et doivent se conformer à des normes qui ne les représentent pas. Leur logo représente un masque de la tragique muse Melpomène qui se regarde dans le miroir Malkavian. Les Nosferatus regardent ainsi vers le haut l’existence qui leur est refusée.

Diverses interprétations du carré sémiotique des clans
On a tenté de remplacer les termes « Tradition » par «  Homme » et «  Modernité » par «  Femme », afin de confronter l’interprétation des clans qui en a été faite. On a ainsi obtenu un carré sémiotique fonctionnel où chacun d’entre eux a pu être interprété comme une représentation des genres. Ainsi, le clan Ventrue est l’homme dit classique (sceptre et gladius phallique) tandis que le clan Toreador est féminin (la rose vaginale). Le clan Gangrel est l’anti-femme (le loup qui mange la femme) tandis que le clan Brujah est l’anti-homme (le mouvement féministe qui combat la violence systémique masculine). Le clan Tremere est le masculin absolu (la pyramide dure; en érection, systémique masculine) tandis que les Caitiffs sont la femme sans restriction (sans logo; sans institution, femme 100 % libérée). Le clan Malkavian est l’hermaphrodite et l’androgyne (être « purement » d’esprit qui a transcendé son corps physique) tandis que le clan Nosferatu n’est ni masculin ni féminin (il n’est pas humain, il est monstre). Notons qu’une lecture LGBT+ serait également possible : Tremere = gai, Caitiff = lesbienne, Malkavian = transgenre et Nosferatu = sans genre.

Il est également possible de tracer une ligne horizontale politique : le clan Tremere représente la droite conservatrice (Tradition + Non-Modernité) tandis que les Caitiffs symbolisent la gauche libérale (Modernité + Non-Tradition). Ventrue (royauté) et Gangrel (tribu) représentent d’anciens systèmes communautaires tandis que Toreador (artistes) et Brujah (punk) symbolisent des valeurs plus individuelles. Malkavian (maladie mentale; ont transcendé leur condition) et Nosferatu (monstres qui n’existent pas) sont neutres. On pourrait également tracer une ligne verticale représentant cette attitude politique : Ventrue et Toreador sont relativement modérés, tandis que Gangrel et Brujah sont des extrémistes (retour aux sources primales = extrémiste de droite Gangrel/destruction du système en place = extrémiste de gauche Brujah).

Dans une logique de comparaison avec la politique états-unienne, le clan Ventrue pourrait être interprété comme étant le Parti républicain s’opposant au Parti démocrate, représenté par le clan Toreador. Suivant ce schéma de pensée, le clan Gangrel serait considéré comme étant la droite alternative (alt-right) et le clan Brujah représenterait les mouvements contestataires tel que le ​Black bloc​. On peut imaginer que les Caitiffs, n’ayant pas de véritable organisation, pourraient être associés au mouvement ​Anonymous​. À l’inverse, on associerait la structure rigide du clan Tremere aux divers cultes institutionnalisés tel que l’église de Scientologie. Les clans Malkavian et Nosferatu seraient considérés comme neutres en raison de leurs non-présences (physique ou mentale) au débat. On note tout de même l’absence d’une entité centrale qui n’est pas exclue à la manière des clans Malkavian et Nosferatu.

Conclusion
On a ainsi démontré les différentes articulations interprétatives possibles entre les divers clans du jeu de rôle ​Vampire : La Mascarade ​selon une sensibilité sémiotique. Pour ce faire, on a eu recours à l’utilisation de la notion du carré sémiotique d’Algirdas Julien Greimas. L’ensemble de la réflexion s’est ainsi bâtie selon une logique d’opposition asymétrique, le sens s’étant surtout construit en fonction des comparaisons entre les différents clans. De cette façon, on a été en mesure de démontrer qu’il est possible de disposer les différents clans du jeu sur un carré sémiotique opposant Tradition et Modernité, qu’on peut traduire autant selon une opposition des genres qu’en fonction de groupe politique.

On terminera avec la réflexion suivante : on a construit, au cours de cette analyse, le sens en fonction d’un appareillage d’opposition binaire. On pourrait remettre en doute cette utilisation tranchée en la comparant plutôt à l’informatique. On trouve intéressant de constater que des systèmes de programmation extrêmement complexes fonctionnent au final selon un système binaire; en fonction d’un 0 ou d’un 1; d’un « non » ou d’un « oui ». Or, si nous avons choisi cette logique pour construire nos ordinateurs, peut-être est-ce dû au fait que ce schéma d’analyse de l’information est au final assez instinctif pour l’humain. Ce qui est sûr, c’est que l’informatique nous a prouvé être capable d’analyse assez complexe. Peut-être qu’au final la binarité est la méthode la plus efficace que nous avons trouvée pour analyser des phénomènes complexes, au sens caché.

BIBLIOGRAPHIE

Mielczareck, Elodie. (2011). ​Comics : les superhéros décryptés par la sémio​. DESS Sémiotique 2011-2012. Paris. Récupérer le 22 février 2019.
https://fr.scribd.com/doc/79946968/Comics-les-super-heros-decryptes-par-la-semio#logo
ut

Rein-Hagen, Mark et Davis, Graeme et Dowd, Tom et Stevens, Lisa et Wieck, Stewart (2018). ​Vampire : La Mascarade​. Londres : Modiphius Entertainment.

Louis Hébert (2006). ​Le carré sémiotique​. dans Louis Hébert (dir.), Signo [en ligne], Rimouski (Québec), ​http://www.signosemio.com/greimas/carre-semiotique.asp​.