La recherche partenariale : une étude de la toxicité au sein de la communauté de joueur.se.s de Dead by Daylight (Behaviour Digital, 2016)

Différents types de recherche universitaire, subventionnée ou non, existent. Une des possibilités est d’établir un partenariat, par exemple avec une entreprise de jeux vidéo, afin de coconstruire du savoir, des méthodes ou même des outils de recherche en collaboration. C’est dans ce contexte que j’ai réalisé un stage de recherche subventionné par le programme Mitacs et ce, en partenariat avec l’entreprise Behaviour Digital. Dans le cadre de ce stage, intégré dans une recherche de plus grande envergure supervisée par Maude Bonenfant (Faculté de communication, UQAM) et réunissant d’autres étudiants, j’ai étudié le phénomène de la toxicité entre les joueur.se.s de la communauté du jeu Dead by Daylight (DbD). 

DbD est un jeu asymétrique de style « horreur » qui oppose deux principaux rôles, les survivants et les tueurs. Dans une partie, le tueur joue seul et son objectif premier est, comme son nom l’indique, de tuer les survivants. Quant à ceux-ci, ils forment une équipe de quatre joueur.se.s et doivent compléter quelques tâches durant la partie afin de s’échapper et gagner.

Cette recherche portait plus précisément sur la perception qu’ont les joueur.se.s des rapports sociaux dits « toxiques » et ce, à partir de données recueillies sur la plateforme Reddit. Le phénomène de toxicité préoccupe particulièrement les entreprises vidéoludiques qui cherchent à 1) en réduire les effets (donc, en réaction à la toxicité) et, de plus en plus, 2) à diminuer les sources ou facteurs aggravants (en prévention).

Bien que la toxicité puisse être définie et étudiée de diverses manières, ces entreprises proposent habituellement une compréhension du phénomène qui repose sur une analyse quantitative de données massives collectées en jeu. L’objectif est, notamment, d’établir un « pourcentage de toxicité » d’une communauté et de réagir en conséquence. Or, la toxicité ne peut se réduire à des métriques et statistiques puisque le phénomène implique un contexte socioculturel qui doit être étudié et compris. Dès lors, il importe de proposer un volet qualitatif afin de comprendre les nuances au sein des diverses sous-communautés, l’évolution du phénomène ainsi que la possible normalisation des comportements toxiques.

L’objectif principal de cette recherche était donc de cibler les facteurs qui favorisent et amplifient la toxicité au sein du jeu et de sa communauté. Pour ce faire, nous avons étudié les perceptions des joueur.se.s quant à certains comportements ciblés ainsi que leurs intentions lorsqu’ils agissent de manière « toxique ». Cette recherche qualitative pallie ainsi aux lacunes des données quantitatives qui n’exposent pas les raisons qui justifient l’adoption ou la sanction de certains comportements en jeu.

Un objectif parallèle à l’objectif principal était de tester des méthodes de recherche pour l’étude de communautés de joueur.se.s. Le caractère exploratoire de ce volet de la recherche permettait de tester divers outils et approches à partir d’une analyse de contenu de données textuelles collectées sur une plateforme de communication hors-jeu, en l’occurrence Reddit. Plus spécifiquement, j’ai étudié le subreddit officiel de DbD (r/deadbydaylight), soit le lieu à l’extérieur du jeu le plus populaire auprès de la communauté de joueur.se.s de DbD. Ces conversations étaient sélectionnées en fonction de plusieurs critères. Principalement, elles devaient porter sur certains comportements identifiés en amont comme étant potentiellement toxiques ou jugés inappropriés par la communauté. Une fois ce corpus recueilli, j’ai encodé les messages à l’aide de l’outil Nvivo et d’une grille d’encodage. Au total, 11 164 codes ont été attribués.

Par ailleurs, le partenariat avec Behaviour Digital me permettait l’accès à des données de jeu ainsi qu’à des personnes-ressources au sein de l’entreprise tout au long du processus. Du côté de l’entreprise, l’avantage de ce stage de recherche est de bénéficier d’une nouvelle perspective en sciences sociales et communication sur le phénomène de la toxicité entre les joueur.se.s. 

En ce qui concerne mes résultats, j’ai relevé une polarisation de la communauté quant à la perception de plusieurs comportements dominants du jeu. Le grand nombre de messages encodés comme étant « négatifs » démontre la passion des joueur.se.s qui dénoncent ou justifient ces comportements polarisants. Dans certains cas, les joueur.se.s défendent même les comportements avec véhémence. Ces résultats ne sont pas étonnants considérant la plateforme Reddit qui, par son système de votes, encourage les « chambres d’écho » ainsi que les commentaires réactionnaires et négatifs. De fait, les discours alternatifs ou très positifs sont peu visibles, laissant une grande place aux opinions qui confrontent et dénoncent.

J’ai ensuite observé que plusieurs aspects du jeu et de la communauté peuvent mener à une forme ou une autre de toxicité. Conjointement, les joueur.se.s (par leurs comportements et commentaires) et l’entreprise (par le design du jeu et ses communications officielles) participent à produire et normaliser la toxicité durant les séances de jeu. 

En tenant compte des comportements des joueur.se.s, les deux « rôles » principaux sont dénoncés comme étant toxiques, et ce, de manières différentes. Du côté des survivants, la toxicité est associée à des comportements « actifs » qui divergent souvent des objectifs « officiels » associés à leur rôle. Par exemple, plutôt que de fuir le tueur, les survivants « toxiques » le poursuivent et collaborent entre eux pour lui nuire. De leur côté, les tueurs sont dénoncés lorsqu’ils effectuent des actions « passives », en réaction aux comportements des survivants. Dit autrement, les tueurs sont davantage accusés de toxicité lorsqu’ils complètent leurs objectifs « officiels » d’une manière jugée abusive.

Outre ces manifestations spécifiques du phénomène, la toxicité peut être expliquée par cinq facteurs interreliés. Premièrement, le jeu favorise une identification très forte à un rôle. Les joueur.se.s sont encouragés à se camper soit du côté des survivants, soit du côté des tueurs afin de maîtriser les personnages et les mécaniques qui leurs sont propres. Cette identification au rôle peut réduire l’empathie envers les adversaires qui subissent des comportements toxiques.

Deuxièmement, le jeu explique difficilement les objectifs et conditions de victoire. Chaque joueur.se interprète différemment ce que constitue une victoire et ce, peu importe le rôle choisi. Ainsi, une compréhension discordante des « bonnes » manières de jouer et des « bons » objectifs peut créer de la frustration à même les parties, ce qui favorisera l’émergence de comportements toxiques.

Troisièmement, le caractère individuel dans l’expérience de jeu peut créer des tensions ainsi qu’une frustration envers autrui. Autant les objectifs que les mécaniques de jeu favorisent un style « chacun pour soi », même pour les survivants qui ont peu de façon de communiquer ensemble : le.la joueur.se n’est pas encouragé à tenir compte du plaisir et de la réussite de ses coéquipiers (ou, dans une moindre mesure, de ses adversaires). 

Quatrièmement, après un certain temps, le jeu devient répétitif et les parties se ressemblent. En plus de maîtriser le jeu, les meilleur.e.s joueur.se.s cherchent de nouvelles manières d’obtenir du plaisir. Ceci se manifeste parfois par le détournement et la réinterprétation de mécaniques ou stratégies préexistantes. 

Finalement, la rigidité des normes développées et intériorisées au sein des sous-communautés (pour chacun des rôles) peut mener à l’adoption de comportements toxiques. En effet, des règles distinctes ainsi qu’une étiquette de jeu ont été développées par les joueur.se.s d’expérience. Ceux et celles qui, sciemment ou non, contreviennent à ces normes (et les attentes qui y sont associées) seront sanctionné.e.s, parfois par des pratiques toxiques.

Pour conclure, cette recherche aura permis de mieux comprendre le phénomène de toxicité et les manières de l’étudier. Plusieurs pistes pertinentes à poursuivre ont été identifiées afin de mieux comprendre les pratiques et la perception de la toxicité au sein de communautés de jeux vidéo. Une prochaine étape sera, par exemple, de comparer les résultats obtenus dans le subreddit avec une autre plateforme de communication comme Steam ou le forum officiel du jeu.


Patrick Deslauriers est un étudiant du doctorat en communication à l’Université du Québec à Montréal. Ses principales passions sont la musique et les jeux vidéo. C’est d’ailleurs pour cette raison que la thèse de Patrick porte sur l’étude des communautés dans les jeux vidéo.