Vue en première personne dans le jeu CSGO. Le personnage est dans un village dans une zone avec du sable, arme à la main.

Counter Strike 2 : être bon, c’est plus que savoir cliquer

Pour celles et ceux qui ne connaissent pas, ou qui ne connaissent que de nom, Counter Strike : Global Offensive (CSGO), récemment mis à jour vers Counter Strike 2 (CS2), est un jeu de tir à la première personne, notamment connu pour son mode de jeu compétitif, lequel se joue en équipe de 5 contre 5. Les parties se découpent en 2 manches, chacune composée de 12 rounds de 2 min 35 s. La première équipe qui gagne 13 rounds l’emporte. Au cours d’une partie, les joueur·se·s incarneront successivement des terroristes et des antiterroristes. En tant que terroristes, iels doivent poser une bombe sur un site et la protéger jusqu’à l’explosion. En tant qu’antiterroristes, iels doivent empêcher les terroristes de la faire exploser.

CS2 est un jeu à information incomplète, pour reprendre les termes de la théorie des jeux. Le·a joueur·se n’a pas accès à l’intégralité des informations quand iel prend une décision : en effet, le·a joueur·se connait sa position et celle de son équipe, mais ne peut connaitre directement ni les déplacements ni les positions de l’équipe ennemie. Les seules informations dont iel dispose sont des informations visuelles ou sonores sur les adversaires (par ex. les bruits de pas) ou sur les traces qu’iels laissent (par ex. le nuage d’une grenade fumigène).

Avec plusieurs millions de joueur·se·s et une énorme scène compétitive, CS2 est depuis plusieurs années une des figures incontournables de l’esport international. Aujourd’hui, nous allons nous y pencher avec les outils de la psychologie du travail en cherchant à répondre à cette question de recherche : qu’est-ce que les joueur·se·s mettent en pratique pour gagner ?

Avant de répondre à cette question, il est important de comprendre comment le jeu existe au-delà de la partie. D’abord, le jeu existe en tant que programme, il existe par ses règles et son moteur physique. Les joueur·se·s connaissent les mécaniques du jeu, les options de mouvement, les cartes et les armes disponibles. Comme aux échecs, le plateau ne changera jamais, jamais un fou ne pourra bouger autrement qu’en diagonale, et le mat mettra toujours un terme à la partie. Le jeu offre un certain univers de possibles, pratiquement infini, mais physiquement limité.

Le jeu a également une existence culturelle. Il a une scène, une communauté de joueur·se·s qui développent et partagent des connaissances et un vocabulaire spécifique, qui débattent, critiquent et élaborent des stratégies. Parmi l’immense univers des possibles, les joueur·se·s évoluent dans une meta, qui décrit l’ensemble des stratégies que la communauté considère comme les plus efficaces. La meta est une manière pour les joueurs d’approximer l’infinité des possibles : elle ne traduit pas une réalité, mais une compréhension commune de la réalité. On considère que seules certaines stratégies et tactiques valent la peine d’être prises en compte, en faisant l’hypothèse que celles qui ne sont pas prises en compte ne sont pas assez efficaces pour arracher des victoires.

À présent, revenons à notre question : que faut-il pour gagner à CS2 ? Il est évident, dès lors qu’il est question de parties de haut niveau, que les compétences individuelles à elles seules ne sont plus suffisantes, mais qu’elles sont un outil au service d’une stratégie pour arriver à la victoire. L’enjeu stratégique est double, car CS2 est à la fois un jeu de collaboration et d’opposition. Il s’agit d’organiser l’équipe à travers un plan de jeu, tout en déchiffrant le plan de jeu adverse pour s’y adapter.

Deux concepts de la psychologie du travail nous offrent des éclairages pertinents sur ce qui est à l’œuvre dans l’organisation de l’équipe et le travail du joueur dans cette organisation. Le premier concept est celui de l’awareness, tel qu’il est utilisé par Michèle Grosjean (2005). Il décrit ainsi une attention et une disponibilité portées aux informations de l’environnement, particulièrement dans le cadre d’activité de coordination, ainsi qu’une disposition à la perception et à l’obtention d’informations. Dans le jeu, le·a joueur·se doit être attentif·ve à ses allié·e·s, à ses ennemi·e·s, et avoir conscience de l’attention que chaque partie lui porte : les allié·e·s attendent des indications, les ennemi·e·s cherchent tout autant qu’iel à déchiffrer les actions de l’équipe adverse.

Le second concept est celui de la cognition distribuée d’Edwin Hutchins (2000). Il consiste à prendre comme unité d’analyse un système cognitif composé d’individus (les joueurs·se·) et d’artefacts (comme les éléments de l’interface graphique) en interaction. Les travaux en cognition distribuée portent une attention particulière aux représentations de l’information en termes de structurations et de traitements (Hutchins, 1994). En manipulant les informations, les individus vont construire ensemble un « état représentationnel » partagé qui servira à organiser les activités ultérieures (Hutchins, 1994). Dans le cas de CS2, les joueur·se·s vont œuvrer au sein de la partie à glaner et partager des informations pour construire une compréhension commune de la situation, qui consiste en une représentation de la stratégie de l’équipe adverse. Cet état représentationnel partagé, souvent hypothétique, sert de cadre et de justification pour la prise de décisions stratégiques adaptées.

Dans une partie de CS2, le processus de prise de décision est souvent le fruit d’un processus distribué et historiquement situé, même dans l’instantanéité de l’action. Prenons un exemple tiré de nos travaux de maîtrise. Notre joueur se dirige d’abord vers l’intérieur d’un bâtiment. Il lance une grenade incendiaire dans le couloir, ce qui lui assure de pouvoir lancer une grenade flash sans se faire surprendre par un adversaire alors qu’il est désarmé. Le lancer de la grenade s’accompagne d’une communication vocale, « flashing now », qui vient doubler l’annonce textuelle. En observant la partie, on se rend compte d’une routine de l’équipe : les 3 joueur·se·s présent·e·s lors de l’action sont toujours aux mêmes positions au début des rounds. Cela permet à notre joueur d’être sûr que ces allié·e·s comprennent ce qu’il est en train de faire et se servent au mieux de la grenade lancée pour s’entraider.

La victoire requiert donc bien plus qu’une simple performance technique. Les meilleur·e·s joueur·se·s sont des expert·e·s de leur activité, parce qu’iels connaissent le jeu, ses règles et sa meta. Au cours des parties, iels savent s’inscrire dans un réseau informationnel et décisionnel. Être visibles pour ses allié·e·s, invisibles pour ses ennemi·e·s, se relayer de l’information, passer de la stratégie à l’action (agir en coordination avec les autres), puis de l’action à la stratégie (faire remonter les nouvelles informations qui remettent en cause les décisions). Le·a joueur·se devient partie intégrante d’une équipe, où les membres doivent œuvrer ensemble pour la victoire, avec les contraintes du temps et les aléas du direct.

Références

Grosjean, M. (2005). L’awareness à l’épreuve des activités dans les centres de coordination. Activites, 2(1). https://doi.org/10.4000/activites.1600

Hutchins, E. (1994). Comment le « cockpit » se souvient de ses vitesses. Sociologie du travail, 36(4), 451-473. https://doi.org/10.3406/sotra.1994.2190

Hutchins, E. (2000). The Cognitive Consequences of Patterns of Information Flow. Intellectica. Revue de l’Association Pour La Recherche Cognitive, 30(1), 53-74. https://doi.org/10.3406/intel.2000.1593

Biographies

Tom Humeau est doctorant en Informatique Cognitive à la Télé-université du Québec (TÉLUQ) et à l’Université du Québec à Montréal (UQÀM).

Nicolas Poulain, diplômé de maitrise en psychologie du travail (Travail Coopératif et Travail en Réseau) à l'École Centrale de Lyon et Université Lyon 2

Lucas Vernusse, diplômé de maitrise en psychologie du travail (Travail Coopératif et Travail en Réseau) à l'École Centrale de Lyon et Université Lyon 2