Dix critères pour faire du jeu un espace de conscientisation

La conscientisation, comme théorisée par le pédagogue brésilien Paulo Freire durant les années 1960, est le processus socioconstructiviste par lequel les groupes opprimés acquièrent une compréhension des injustices systémiques qu’ils vivent et par lequel ils coconstruisent les moyens de s’émanciper de leur oppression (Freire, 1974). L’apprentissage dépend d’une relation horizontale entre la personne enseignante, qui sert de guide, et les personnes apprenantes. Le modèle emploie le dialogue, le questionnement et la formation de jugement afin que les apprenant.es développent une conscience critique de leurs circonstances de vie et trouvent des solutions pour améliorer leur condition collective (Freire, 1971).

Le jeu de société a rapidement été adapté à des fins de conscientisation, car une parenté existe entre des éléments inhérents aux jeux et des paramètres de la conscientisation (Smith, 1972). Le.a joueur.euse prend conscience en jouant qu’il.elle peut modifier sa situation en faisant des choix dont il.elle contrôle le résultat. Il.Elle arrive aussi avec son propre bagage de connaissances et peut en faire profiter le groupe. Dans les jeux collaboratifs, la participation à la résolution de problèmes est collective et se réalise grâce à l’implication de tous.tes  La compression du temps et de l’espace permet aux joueurs.euses de voir l’ensemble de leurs conditions de manière systémique et de tester l’effet de leurs choix sur un long terme hypothétique (Alschuler, 1985).

Depuis les années 2000, de nombreux acteurs.trices de la société ont proposé des initiatives ludiques afin d’encourager les joueurs.euses à changer, que ce soit sur le plan de leurs habitudes alimentaires (Defossez, 2021), de leur pensée morale (Katsarov, 2019) ou de leur engagement politique (Dyer-Witherford et De Peuter, 2009). Ces activités ludiques sont catégorisées en tant que jeux sérieux, persuasifs ou expressifs (Trépanier-Jobin, 2016), et vont habituellement tenter de modifier les habitudes des joueurs.euses de manière détournée (Kaufman, 2021). Le paratexte de ces jeux joint parfois un désir de conscientiser les joueurs.euses à la problématique présentée. 

Or, la très grande majorité de ces jeux ne peuvent prétendre à un effet de conscientisation au sens strict du terme. En effet, ils s’éloignent des fondements de la conscientisation de Freire, notamment de l’aspect coconstructif, de l’action transformative commune ainsi que de l’adresse à une population opprimée. Ces jeux peuvent favoriser un effet de sensibilisation chez les joueurs.euses s’ils lui font acquérir une nouvelle perspective (Bogost, 2007) ou un effet d’encapacitation s’ils les convainquent de changer leurs habitudes (van der Lubbe et al., 2021), mais l’effet de conscientisation dépend d’abord et avant tout d’un processus communautaire d’éducation dynamique et collective. 

Critères pour définir un jeu comme espace de conscientisation 

Suivant notre revue de littérature et en respectant la définition de la conscientisation de Freire, nos recherches nous amènent à proposer dix critères nécessaires à un jeu pour représenter un espace de conscientisation : 

  • (1) Accompagnement : Le jeu doit tenir le rôle d’agent facilitateur pour l’expérience ludique et modérer les échanges des joueurs.euses.
  • (2) Adresse : Le jeu doit s’adresser à une population vivant une oppression systémique, même si celle-ci n’en est pas initialement consciente. 
  • (3) Sensibilisation : Le jeu doit permettre d’aider à nommer les problèmes sociaux vécus par les joueurs.euses par transfert d’information.
  • (4) Causalité : Le jeu doit permettre de comprendre les causes et conséquences du système oppressant, et différencier ce qui est immuable de ce qui est modifiable.
  • (5) Perspective : Le jeu doit offrir un angle sur un enjeu social qui soit différent de celui accessible quotidiennement aux joueurs.euses.
  • (6) Coopération : Le jeu doit représenter un espace de discussion et de délibération pour affiner la collaboration de chacun.e.
  • (7) Encapacitation : Le jeu doit induire la volonté de changement chez les joueurs.euses en leur faisant réaliser qu’ils.elles peuvent modifier leur situation et changer le cours de l’histoire. 
  • (8) Politisation : Le jeu doit viser à créer un changement systémique pour plus de justice sociale ou environnementale.
  • (9) Communauté : Le jeu doit être un processus de coopération et de coconstruction entre les acteurs.trices d’une même communauté opprimée. Il ne peut se jouer seul, car un changement systémique ne peut s’opérer seul.  
  • (10) Outillage : Le jeu doit permettre aux joueurs.euses de créer leurs propres outils afin d’effectuer les changements systémiques dans leur quotidien.  

À travers nos recherches, nous n’avons repéré aucun jeu vidéo répondant aux dix critères simultanément. La plateforme ludique To-Be Education représente l’environnement ludique répondant au plus grand nombre de critères parmi les jeux de notre corpus de recherche.  To-Be n’a pas été conçu avec une visée de changement politique (critère 8), mais pourrait hypothétiquement être utilisé dans un contexte de politisation (Mendels et Schejter, 2019).  Le seul jeu de société repéré qui répond à tous ces critères est Hacendia (Smith, 1972; Alschuler, 1985), créé spécifiquement dans le but d’être un espace de conscientisation et qui n’a jamais été commercialisé[1].

Nous avons toutefois identifié que la création de jeux pourrait en elle-même représenter un espace de conscientisation : grâce à la présence d’un.e agent.e facilitateur.trice, un groupe marginalisé ou minorisé pourrait se rencontrer, coopérer, partager leurs perspectives et s’outiller ensemble afin de créer un jeu. Par exemple, un Women’s Game Jam serait un espace analogue à un contre-espace (counterspace) (Case et Hunter, 2012) dans lequel un collectif de femmes conceptrices pourrait défier l’oppression systémique en créant un jeu qui s’adresse à d’autres femmes vivant des difficultés dans l’industrie du jeu vidéo (de Castell et Skardzius, 2019) ou dans les études universitaires en jeu (Humphrey, 2017). 

Ainsi, le processus de conscientisation de Paulo Freire est adaptable au contexte du jeu à condition que certains critères soient respectés. De tels jeux sont rares, mais nous espérons qu’en posant clairement ces critères et en continuant nos recherches, nous pourrons orienter le design des prochains jeux qui visent de tels effets.

*Cet article a été co-écrit par Marc-André Boisvert-Bondu, Maude Bonenfant, Alexane Couturier, Simon Delorme et Jenguiz Kanaani.

Bibliographie

Alschuler, L. R. (1985). Simulation and Consientization. Dans M. D. Ward (dir.), Theories, Models, and Simulations in International Relations : Essays in Honor of Harold Guetzkow (p. 273-286). Routledge.

Bogost, I. (2007). Persuasive Games. MIT Press.

Case, A. D. et Hunter, C. D. (2012). Counterspaces: A Unit of Analysis for Understanding the Role of Settings in Marginalized Individuals’ Adaptive Responses to Oppression. American Journal of Community Psychology50, p. 257-270.

de Castell, S. et Skardzius, K. (2019). Speaking in Public: What Women Say about Working in the Video Game Industry.Television & New Media, 20(8), p. 836-847.

Defossez, E. (2021). L’utilisation du jeu au sein du Groupe Bel Belgium : Etude sur le potentiel des advergames utilisés comme des serious game pour conscientiser les enfants sur l’importance d’une alimentation saine [Mémoire de maîtrise, Université catholique de Louvain]. Libellule. 

Dyer-Witheford, N. et De Peuter, G. (2009). Games of Multitude dans Games of Empire. Global Capitalism and Video Games. University of Minnesota Press.

Freire, P. (1971), L’éducation : Pratique de la liberté (traduis du portugais). Éditions du Cerf. 

Freire, P. (1974). ‘Conscientisation’. CrossCurrents24(1), p. 23-31

Humphrey, S. (2017). On being a feminist in game studies, Games and Culture14, p. 825-842.

Katsarov, J., Christenm, M., Mauerhofer, R., Schmocker, D. et Tanner, C. (2019). Training Moral Sensitivity Through Video Games: A Review of Suitable Game Mechanisms, Games and Culture14(4), p. 344-366.

Kaufman, G., Flanagan, M. et Seidman, M. (2021). Creating Stealth Game Interventions for Attitude and Behavior Change: An ‘Embedded Design’ Model. Dans T. de la Hera, J. Jansz, J. Raessens et B. Schouten (dir.), Persuasive Gaming in Context (p. 73‑90). Amsterdam University Press.

Mendels, J. et Schejter, A. (2019). Digital Role-Playing Games as Means for Dialogue and Change for Marginalized Teachers, Pedagogy and Theatre of the Oppressed Journal  4(2).

Trépanier-Jobin, G. (2016). Differentiating Serious, Persuasive and Expressive Games, Kinephanos. Journal of Media Studies and Popular Culture, p. 107-128.

Smith, W. (1972). Concientizacaõ and Simulation Games, Technical Notes, 2.

van der Lubbe, L. M., Gerritsen, C., Klein, M. C. A. et Hindriks, K. V. (2021). Empowering vulnerable target groups with serious games and gamification. Entertainment Computing38, 100402.



[1] À ne pas confondre avec un jeu commercial, aussi nommé Haciendia, paru en 2005 et conçu par Wolfgang Kramer.