Découvrir la notion d’UX: rencontre avec Celia Hodent
Durant la session d’automne 2021, les chercheur.se.s d’Homo Ludens ont eu la chance d’échanger avec la psychologue Celia Hodent sur les enjeux sous-jacents à l’expérience ludique des joueur.se.s. Cette entrée de Vectis revient sur les propos tenus par la conférencière invitée.
Psychologue spécialisée en développement cognitif, Celia Hodent est connue dans le milieu vidéoludique pour ses travaux sur l’expérience des utilisateur.trice.s (User Experience, ci-après UX ). Hodent a notamment travaillé pour Ubisoft France, LucasArts et Epic Games avant de devenir, dès 2017, consultante externe sur les questions d’UX et de design.
Définir l’expérience des joueur.se.s
L’UX est une vaste notion qui englobe les différentes pratiques qui s’éloignent du seul cadre vidéoludique, notamment les logiciels, les applications, voire les évènements. Conceptualiser l’UX exige une perspective interdisciplinaire qui relève de l’expérience telle que vécue par les utilisateur.trice.s.
Afin de développer de saines pratiques d’UX dans les jeux vidéo, Hodent croit que celles-ci doivent être mises de l’avant dans tous les départements qui entourent le développement d’un jeu. En ce sens, elle préfère employer l’expression « approche UX » (UX mindset) pour parler des pratiques mobilisées par l’UX.
Dans son ouvrage The Psychology of Video Games, Hodent synthétise l’essence de l’approche UX ainsi :
The UX approach considers what experience users will have when they interact with a product: Can they easily accomplish their goals? and Is their experience with the product pleasurable? So, the main focus is the ease of use (usability) and the pleasure of use […]. But UX doesn’t stop there. It’s also considering the whole journey people have with a product, system, or service; how they first hear about it and what expectations they get, their experience in the physical store or the online store, their experience as they unbox the product or download and install it, their interaction with the product itself, their interaction with customer support or community managers should the case arise, etc. UX is considering all of this. Thus, UX is the concern of everyone one a product development team, and everyone in a company should have a UX mindset.
(Hodent, 2021, p.24-25.)
De fait, l’approche UX tend, sinon exige, à situer l’expérience des joueur.se.s dans le processus de développement. De cette façon, non seulement le jeu répondrait davantage aux besoins et attentes des communautés, mais serait aussi en mesure de se positionner dans des pratiques ludiques éthiques, prenant en compte la portée factuelle du jeu sur les sociétés.
Identifier les joueur.se.s types
Hodent situe l’approche UX en continuité aux réflexions sur ce qui caractérise un.e joueur.se, notamment la notion de « personne-type ». Cette réflexion repose néanmoins sur la définition, tantôt partielle, tantôt incertaine, de ce qui constitue l’essence des joueur.se.s, une distinction marquée sémantiquement en anglais par l’utilisation courante des substantifs gamer et player. Bien que cette distinction n’existe pas en français, il existe néanmoins une différence sémantique, ou du moins interprétative, lorsqu’une personne joue à un sport ou joue à un jeu (vidéo, de société, etc.). Il suffit d’observer l’utilisation de l’anglicisme gamer dans certaines communautés francophones pour saisir la gêne occasionnée par l’unique mot « joueur.se » en français.
La personne qui game est à la fois joueuse et cliente ; elle détient un pouvoir d’achat, une influence certaine sur comment les jeux sont développés. Hodent souligne, à cet effet, que la présence d’une communauté de hardcore gamers (expression employée non sans réserve) est représentative de ce poids ; une frange vocale de joueur.se.s n’hésitent pas à commenter, critiquer, voire attaquer les développeur.se.s si certaines de leurs attentes ne sont pas respectées. Hodent précise qu’il s’agit d’une minorité de joueur.se.s, aucunement représentative de la réalité, mais que, en l’absence de protection pour les développeur.se.s, celle-ci détient néanmoins assez de pouvoir pour influencer le développement et les discours sur la création et la consommation des jeux vidéo.
La création de joueur.se-type permet d’offrir ou adapter des expériences ludiques pour les joueur.se.s issu.e.s des minorités ou vivant en situation de handicaps. Hodent souligne à cet effet que les discussions entourant la représentation de la femme dans les jeux, tout comme le rôle qu’elle y joue, témoignent que la pratique du jeu (du gaming) évolue et s’émancipe du cadre dans lequel il s’était logé.
Hodent poursuit en positionnant cet enjeu au sein du studio de développement lui-même. Elle souligne que l’absence d’habitudes inclusives dans les studios transparaît dans les jeux eux-mêmes; si un endroit n’est pas inclusif, leurs produits risquent de le refléter. Depuis la campagne de harcèlement du Gamergate en 2014, qui a exhibé les tensions misogynes au sein des communautés de joueur.se.s, les comportements et attitudes toxiques dans les compagnies sont de plus en plus identifiés et critiqués. Les récentes sorties publiques contre les pratiques de Blizzard et Activision rappellent, à juste titre, que les cadres jouent un rôle déterminant dans la vision impartie aux jeux — nouvelles pratiques, nouvelles idées — et dans la façon dont les individus sont traités, notamment les femmes et les minorités.
À cet effet, Hodent souligne qu’aucun studio, à sa connaissance, n’a mis en place des approches UX globales ; les pratiques actuelles demeurent anecdotiques. Toutefois, certaines formes d’encouragement existent, comme le prix de l’Innovation et de l’accessibilité remis par les Game Awards depuis 2020. Le studio Playground Games, qui a gagné le prix en 2021 pour Forza Horizon 5, a prouvé que d’adapter les modalités de développement d’un jeu afin de le rendre plus accessible n’était que bénéfique.
Portées et enjeux des approches UX
Lors des échanges avec les membres d’Homo Ludens, Hodent a souligné certains enjeux qu’une réflexion sur les approches UX permettrait d’encourager. Les Loot Boxes sont un premier bon exemple, en ce qu’elles illustrent l’implantation de mécaniques de jeu pour augmenter les revenus de l’entreprise. Ces mécaniques, de plus en plus discutées dans les médias comme dans la littérature scientifique, témoignent de l’importance de réfléchir la portée éthique des mécaniques sur les joueur.se.s potentiel.le.s.
Un second exemple de discussions encouragées par une approche UX est l’entente tacite qui unit joueur.se.s et développeur.se.s. Ce « contrat » repose sur un consentement à une expérience vidéoludique annoncée, d’une part, par les efforts de marketing et publicitaires et, d’autre part, par le genre et l’univers mis en place dans le jeu lui-même. Par exemple, avec le jeu d’horreur interactif Until Dawn (Supermassive Game, 2015), les joueur.se.s s’attendent à des situations angoissantes, effrayantes, et à prendre des décisions déchirantes qui mèneront les personnages à une mort sanglante. Le « contrat » est clair entre les joueur.se.s et Supermassive Game. Dans le cas d’un jeu comme le roman vidéoludique Doki Doki Literature Club ! (Team Salvato, 2017), la seule mention « Ce jeu ne convient pas aux enfants et aux personnes qui peuvent facilement être perturbées » informe les joueur.se.s que le jeu pourrait ne pas leur convenir ; le jeu aborde notamment le suicide, la mutilation et la maltraitance physique, dans un univers autrement paisible et coloré.
En ce sens, Hodent invite les développeur.se.s à se questionner sur la clarté de leurs objectifs et sur l’effet ludique recherché. Est-ce que proposer des dilemmes moraux sans bonnes réponses ne mériterait pas d’être abordées avec une plus grande sensibilité ? Dans cette optique, la chercheuse souligne qu’une expérience ludique fondée sur une approche UX permet de résoudre certains problèmes, notamment en ce qu’il existe, en psychologie cognitive, des études sur les biais de validation quant à comment une expérience est vécue ou présentée ; la vision des développeur.se.s ne correspond pas nécessairement à celle vécue par tou.te.s les joueur.se. De plus, l’approche UX permet de mieux reconnaître certains enjeux liés aux pratiques ludiques, notamment quant à la violence dans les jeux. Cette sempiternelle remarque que les jeux sont violents ne vient pas identifier le bon problème. Plutôt, la question serait de voir comment, et pourquoi, la violence est mécanisée dans les jeux ; dans quelle perspective les studios la développent, la reproduisent ?
Hodent partage un avis similaire quant à la place dédiée à la dépendance aux jeux vidéo dans les médias. L’ajout du Internet Gaming Disorder dans le DSM-5 (le manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux), selon elle, est questionnable, en l’absence de preuves tangibles, puisqu’il entretient un discours dommageable envers les joueur.se.s. Si la dépendance est un problème réel, avec le tabac et les drogues, la précision d’une dépendance spécifique aux joueur.se.s déplace le problème de la dépendance (un enjeu psychique réel) dans l’activité ludique (un processus, une activité). En opposition, Hodent croit qu’ouvrir la discussion sur l’expérience ludique des joueur.se.s permettrait de mieux cibler les problèmes spécifiques au jeu, d’éduquer sur les processus de création et de mieux comprendre l’effet des jeux sur les joueur.se.s.
Chez l’être humain, le jeu est une part importante de son développement. En ce sens, il ne mérite ni d’être rejeté ni d’être étiqueté comme un danger ; plutôt, il faudrait le sortir de son cadre corporatif dans lequel il stagne afin de le questionner et d’y développer de nouvelles pratiques de création et de consommation. La question du contenu du jeu, souvent liée à la violence et à la dépendance, est pertinente et nécessaire ; toutefois, souligne Hodent, il faudrait poser ses questions dans le champ plus large de l’éducation aux pratiques ludiques, de façon à déplacer le problème dans le bon champ d’expertise psychologique, puisque le jeu, isolé, ne constitue pas un problème en soi.
Lors de cette conférence, Celia Hodent a synthétisé la complexité de l’approche qu’elle défend et popularise, c’est-à-dire celle de centrer l’expérience ludique au cœur de la création. Le développement d’une approche UX n’entend pas provoquer une transformation des pratiques de création ; plutôt, l’approche offre un cadre de réflexion et de sensibilisation susceptible d’influencer comment les développeur.se.s perçoivent leurs créations et, surtout, comment les joueur.se.s les expérimentent.
Bibliographie sélective
Hodent, C. (2021). The Psychology of Video Games. Routledge.
Hodent, C. (2021). What UX is Really About? CRC Press.
Hodent, C. (2020). Dans le cerveau du gamer : Neuroscience et UX dans la conception de jeux vidéo. Dunod.
Pierre Gabriel Dumoulin est traducteur et doctorant en études sémiotiques à l’Université du Québec à Montréal (UQAM).