Jeux vidéo et ludification: une distinction à dépasser

La ludification semble très rarement utilisée dans le contexte de la transmission de savoir universitaire. Lorsque l’on parle de ludification, nous avons tendance à l’associer à des savoirs pratiques et concrets, à des vocations commerciales ou bien afin d’aider l’utilisateur dans un changement de mode de vie. L’idée que les jeux pourraient s’appliquer à transmettre des savoirs complexes et abstraits est rarement soulevée bien qu’il existe certaines exceptions[1]. Pourquoi en est-il ainsi?

Dans ce texte, nous tenterons de plaider en faveur d’une vision plus large de la ludification. Nous débuterons avec un retour sur l’émergence de cette nouvelle technologie communicationnelle dans son contexte sociohistorique, pour ensuite expliquer la particularité de ce média. Nous terminerons ce court texte par une définition plus large qu’à l’habituel de la ludification afin dans justifier son utilisation dans le cadre de séminaire de deuxième cycle.

Contexte sociohistorique du média

D’abord les supports médiatiques ont toujours été un vecteur de connaissances et les jeux vidéo ne sont pas différents. Que ce soit l’écriture, la radio, la télévision, etc., leur utilisation dans le cadre de l’apprentissage n’a jamais été mise en doute. Il suffit de se rappeler l’élaboration de l’état providence avec un désir réel d’éducation pour comprendre comment la télévision, jusque dans les années 1980, était en quelque sorte un vecteur éducatif pour la population, normé et dirigé certes, mais éducatif tout de même. Si l’entrée dans le néolibéralisme prône l’individuation, la consommation et le divertissement, il est évident que les supports médiatiques emboîtent cette perspective idéologique[2]. À titre d’exemple, il suffit de regarder la multiplication d’émissions de divertissement au détriment des autres types de contenus (Cameron et Gross Stein, 2003).

Malheureusement pour les jeux vidéo, la naissance de ce nouveau support coordonne avec ce changement idéologique dans la sphère médiatique. C’est pourquoi il n’y a rien d’étonnant que les jeux vidéo aient rapidement revêtu ce nouveau rapport et furent considérés comme une source de divertissement sans même se questionner de l’impact de ce nouveau média sur ses utilisateurs. C’est pourquoi il est important de revenir sur sa fonction médiatique plutôt que de se limiter à l’analyse de ses contenus culturels.

En redonnant les vertus d’un support médiatique aux jeux vidéo, il est possible de voir ce qui en fait un vecteur communicationnel unique. Ainsi, le jeu vidéo est le seul média qui implique l’interactivité et par conséquent l’individuation de sujets récepteurs. C’est le premier support médiatique qui oblige une participation (un consentement) de la part de son sujet ce qui facilite l’immersion et l’apprentissage.

Ce média ne remplacera pas les lectures ou les cours magistraux dans le cadre d’étude de second cycle, mais peut certainement servir à expérimenter les concepts afin de mieux les assimiler et de les comprendre.

Une (re)définition de la ludification

Évidemment, s’il nous semble difficile de ludifier des sujets complexes et abstraits, comme des séminaires de second cycle, c’est que nous n’avons pas encore totalement compris à quoi se rapporte la ludification. Il y a plusieurs types de ludifications et nous avons de la difficulté à bien cerner ce qu’est la ludification puisqu’elle est principalement utilisée (et documenter) pour des questions de rentabilités, de performance, d’apprentissage simple ou de problèmes concrets (la ludification de la communication, la toxicité dans les jeux, etc.).

Or, la distinction que nous nous imposons, en tant qu’universitaires, entre la ludification et les jeux vidéo nous empêche de réellement voir le support médiatique. Nous voyons la même chose sous deux catégories : la ludification et les jeux vidéo. Or, avec les systèmes de BLAP (Nicholson, 2015), ne sommes-nous pas en train de ludifier la structure militaire? Avec les systèmes d’indicateurs de performativité, ne sommes-nous pas en train de ludifier la sphère productive?

Si nous ne nous sommes jamais interrogés sur la ludification de discours dans les jeux vidéo, ça ne veut pas dire pour autant qu’elle n’y est pas. Bogost a d’ailleurs recueilli de beaux exemples avec son travail sur les rhétoriques procédurales (Bogost, 2008) en voyant entre autres dans Animal crossing (2001) une tentative d’éducation sur le système bancaire occidental. Pour que nous puissions arriver à réellement comprendre la ludification, il faut reconnaître que les jeux vidéo sont eux-mêmes des discours ludifiés. Ainsi, il faut réduire au maximum la distinction entre les jeux vidéo et la ludification, car en fin de compte elle n’existe pas ou uniquement de manière superficielle. À la suite de ce rapprochement, il sera peut-être plus facile de faire des liens avec la ludification de sujets plus sérieux et d’y articuler une forme de pensée complexe.

Conclusion

Pour notre part, nous avons de grands espoirs en la ludification. Nous pouvons ludifier des aspects importants de nos vies, dont l’éducation.

Comme nous avons pu le voir, les jeux vidéo ont d’abord servi au divertissement. C’est bien. Le média est encore jeune. Toutefois, il est temps d’amener ce nouveau support médiatique à un autre niveau et d’y implanter de nouvelles manières de penser, de voir le monde, de nouveaux savoirs. Il n’est pas possible de savoir si la ludification est utile dans le cadre de cours de deuxième cycle, à moins que l’expérience soit mise à l’épreuve. Encore trop peu de tentatives ont été faites et c’est pourquoi j’encourage les enseignant.e.s et chargé.e.s de cours à prendre le risque et tenter ce type d’expérience.

Si les jeux vidéo doivent servir à quelque chose, c’est d’abord et avant tout à la question de l’éducation (dont les études supérieures). Il est grand temps de se réapproprier ces outils avalés par la sphère productive pour y inculquer des discours pertinents. Dans un monde utopique, nous devons arriver à ludifier l’écologie sociale afin d’amoindrir la crise écologique actuelle et ce changement ne peut s’opérer sans la ludification de l’éducation.

Bibliographie

Bogost, I. (2008). The Rhetoric of Video Gamesdans Salen, K. (dir.) The Ecology of Games: Connecting Youth, Games, and Learning, MIT Press, p.117‑139.

Cameron, D. et Gross Stein, J. (2003). Chapitre 2. L’économie mondiale du divertissement, dans Contestation et mondialisation. Repenser la culture et la communication, Presses de l’Université de Montréal, p. 31‑63.

Chomsky, N. et McChesney, R. W. (2004). Propagande, médias et démocratie, Écosociété.

Nicholson, S. (2015). A RECIPE for Meaningful Gamification, dans T. Reiners et L. C. Wood (dir.), Gamification in Education and Business (p. 1‑20), Springer International Publishing.

Ludographie

Nintendo (2001). Animal Crossing. Japon

Université de Washington (2008). FoldIt. USA

Red Redemption (2010). Fate of the World. Angleterre


[1] Nous pensons ici à certains jeux comme The Fate of the world (Red Redemption, 2010) ou Foldit (Université de Washington, 2008). Bien que ce dernier n’est pas dirigé spécifiquement vers une communauté universitaire, le résultat demeure significatif sur l’avancée de la science.

[2] Voir Noam Chomsky et Robert W. McChesney (2004) pour plus de détails sur les changements législatifs sur les communications aux États-Unis.