Voir Tetris au-delà

Ce que je sais d’elle

« Elle, la cruauté du néo-capitalisme. Elle, la terrible loi des grands ensembles. Elle, la physique de l’amour. Elle, la mort de la beauté humaine. Elle, la Gestapo des structures. » Elle, c’est la ville peinte par Jean-Luc Godard dans 2 ou 3 choses que je sais d’elle (1967). Prenant place à la Courneuve en région parisienne, Godard décrit une embuscade de briques et de béton mondialisée qui ordonne les corps et les esprits. Que cela soit les zones périphériques en Europe de l’Ouest ou les Khrouchtchevka en ex-URSS, la reconstruction de l’après Seconde Guerre Mondiale produit un urbanisme de l’isolement et de la soumission.

La pertinence vidéoludique de Tetris, contrairement aux arts non-participatifs, est de solliciter un engagement dans le désir de la fugue. Là où le cinéma, la peinture, la littérature soumettent des discours suivis par d’éventuelles réactions, le jeu vidéo provoque de l’activité. Ayant exercé un autre possible, cela stimulera une réflexion sur l’objectivité de notre condition.

ТЕТРИС

En 1984, quelques mois avant la Perestroïka menée par Mikhaïl Gorbatchev, dans un système économique prêt à s’effondrer, Alekseï Pajitnov compose Tetris, programme numérique inspiré par le système du jeu de plateau Pentamino. Les jeux de puzzles et de stratégies sont très populaires en ex-URSS et dans les pays de l’Europe de l’Est. Le Pantamino est composé de 12 figures particulières, composées chacune de cinq carrés agencés différemment. L’objectif est de replacer ces éléments dans une petite boîte rectangulaire pour compléter la forme. Alekseï Pajitnov a voulu interpréter ce jeu sur ordinateur.

Tetris n’est pas une création dissidente, elle l’est devenue. Avant tout production d’ingénieur mathématicien, Tetris repose sur un canevas de formes géométriques simples et ordonnées. D’apparence sage et retenue, l’interprétation du jeu peut cependant devenir désinvolte. L’imprégnation de la rythmique et des animations simples et répétées provoque un état proche du concept de flow (Mihály Csíkszentmihályi), concept « indéfiniment défini » dans les études de jeu. L’effet Tetris est cette sensation de résistance et de persistance qui émane d’une activité mécanique et répétitive. Cela peut s’apparenter à un instinct de survie.    

À l’instar des recherches picturales de Wassily Kandinsky ou du Suprématisme établi par Kasimir Malevitch, Tetris privilégie une abstraction géométrique. En s’éloignant des désirs de représentations réalistes habituels à l’industrie du jeu vidéo des années 80, le mouvement des formes géométriques bidimensionnelles de Tetris aspire vers une réflexion métaphysique. Jesper Juul évoque la particularité de Tetris qui n’offre pas au / à la joueur·se de transposition anthropomorphique comme au cinéma ou de simulation de « description de poste » que peuvent proposer les jeux vidéo (jeux de stratégie militaire).

À la manière de la création artistique, littéraire, cinématographique ou musicale née sous le joug soviétique, Tetris est une œuvre consciente et signifiante. S’opposant aux créations contemporaines occidentales qui livrent des messages directifs, voire simplistes, les réalisations nées sous cette ère laissent place à des interprétations libres et subjectives.

À l’opposé du référentiel vidéoludique des années 80, majoritairement d’origine américaine, Tetris ne s’appuie pas sur l’accélération, le bruit, les explosions ou la violence. Conçu davantage sur la régularité et la rythmique, Tetris nous implique dans un système d’automatismes. Nous devenons un engrenage d’un programme ayant pour unique objectif le maintien et la continuité : la correction d’une simple erreur devient une séance de rattrapage laborieuse. La restriction provoquant le stress, la gestion de l’espace et du temps est essentielle.

Tetris est une traversée infinie. Il s’agit de mettre en ordre sans dévier de sa tâche. Chaque erreur devient une nouvelle contrainte que nous devrons fixer. Le mur est infranchissable, il se renouvelle constamment. Le mur est ce qui divise, c’est également ce qui délimite. Faisant obstacle à la circulation et à la communication, il est le barrage que l’on doit surmonter ou détruire afin de s’échapper pour tendre vers une liberté. Inversement à la barricade, le mur est un objet d’architecture qui instaure un dessein politique basé sur la séparation. Improvisée par des objets disparates, la barricade est la traduction libertaire et résistante de celui-ci.

Tetris est avant tout un jeu de construction plutôt que de déconstruction. Jouer à Tetris donne l’impression de fabriquer mais également de franchir une étape (ou un niveau qui serait une barrière symbolique) lorsque qu’une ligne horizontale est complétée, celle-ci disparaît laissant transparaître davantage de place au-dessus de la ligne d’horizon. Nous pouvons voir le ciel, mais jamais ce qu’il y a derrière la fortification.

Écran de veille stratégique

À l’image de la beauté soporifique des économiseurs d’écran, la série d’installations Evertyhting, Always, Everywhere (2011) de Rafael Rozendaal immerge les spectateurs dans des boucles de maillages polygonaux colorés. Cette vision contemporaine d’un décor qui s’abat et se reconstruit perpétuellement est induite par la métaphore d’un corridor infini. Précurseur, c’est le même procédé esthétique euphorisant qu’utilise Tetris. Le jeu de (dé)construction nous installe dans une cinétique hypnotique pour extraire l’agent routinier de l’enfermement de ces cases uniformes.

Réfèrences

Ackerman, D. (2016). The Tetris effect : the game that hypnotized the world.

Box, B. (2017). Tetris: The Games People Play. London, UK : Self Made Hero.

Jesper, J. (2010). Games Telling stories? A brief note on games and narratives. Dans Game Studies 1 – Computer Game Studies, Year One. Récupéré de http://gamestudies.org/0101/juul-gts/#1

Laroche, S. (2018). The history of Tetris randomizers. Récupéré le 27 mars de https://simon.lc/the-history-of-tetris-randomizers

Quétel, C. (2012). Histoire des murs Une autre histoire des hommes  Paris (12 Avenue d’Italie 75013) : Éditions Perrin, 2012.