Entrevue exclusive avec Laura Iseut Lafrance St-Martin

Doctorante en sémiologie à l’UQAM, Laura Iseut Lafrance St-Martin nous fait le retour sur une recherche effectuée en 2015 en collaboration avec la professeure Maude Bonenfant et Félix Prégent sur les comportements dans les communautés de joueurs, en comparant les communautés de League of Legends et Guild Wars 2.

 

Comment le projet a pris forme ?

Le projet est parti de deux intuitions de joueurs, moi qui joue à Guild Wars 2 et Félix Prégent qui jouait à League of Legends. L’intuition comprend la différence des deux communautés, qui n’est pas seulement une différence de genre (League of Legends étant un MOBA* et Guild Wars 2 un MMO*), mais aussi que les communautés peuvent varier malgré le type de jeu. La question de recherche était de tenter d’identifier les points d’influence qui expliquent comment une communauté se créer et comment une plateforme technologique informe les comportements des membres de la communauté. Il y a des choses que tu ne peux pas faire dans Guild Wars contrairement à League of Legends et vice versa. L’influence de la plateforme va agir sur les comportements de la communauté.

 

Quelle approche théorique avez-vous utilisé ?

Le but était de montrer que les plateformes technologiques déterminent les comportements possibles ou souhaitables des joueurs, mais qu’il reste quand même un espace de liberté dans le jeu. Par exemple, il n’y a rien dans Guild Wars qui t’empêche d’insulter un autre joueur. Pourtant, il y a une différence marquée entre les communautés. Les plateformes à leur façon créent une atmosphère, un état d’esprit dans lequel certaines choses vont être informées par la plateforme. Cela crée des mondes qui ont leurs propres règles.

Durant les entrevues, d’ailleurs, il a été possible de voir que beaucoup de joueurs de League of Legends ne se rendaient même pas compte de leur propre toxicité dans le jeu, parce qu’ils considéraient que ça faisait partie du jeu d’agir comme ça et que c’était complètement justifié par le jeu. Pour eux, l’atmosphère du jeu rendrait acceptable et même souhaitable la toxicité.

League of Legends is listed (or ranked) 1 on the list 12 Games That Can't Escape Their Own Aggressively Toxic Communities

Quelle méthodologie avez-vous utilisé pour cette recherche ?

 

Nous avons fait une étude de la plateforme et nous l’avons regroupée avec des entrevues pour confirmer ce que nous avions trouvé. La méthodologie de base ne reposait pas juste sur les entrevues avec les joueurs. On n’étudiait pas la rhétorique des joueurs, mais on voulait confirmer ce que nous avions trouvé.

L’organisation de la plateforme, comment se forme les équipes, la permanence des liens sociaux, les mécanismes de jeu envers les points d’expériences, comment ton personnage est positionné, la constitution des classes (par la division des rôles et comment cette division met en place la coopération entre les joueurs), c’était des points que nous voulions étudier.

 

Peux-tu nous parler des entrevues ?

Nous avions des questions pour les joueurs sur leur expérience et leur récit de vie et de jeu. Ont-ils créé des liens avec les joueurs de manière durable ? Est-ce qu’ils ont une opinion sur la toxicité et la raison des comportements toxique ou même de coopération ? On n’informait pas leur réponse, mais les questionnaient sur leur récit général pour raccrocher avec ce que nous avions trouvé originalement. On voulait un portrait général de leur communauté.

Parmi le corpus, il y avait 6 joueurs qui jouent à League of Legends, 6 joueurs qui jouent à Guild Wars et 6 joueurs qui jouent au deux. Donc, ceux qui avaient joué aux deux, on leur posait des questions sur leur vécu comparatif aux jeux.

 

Quels résultats ont émergé de votre corpus ?

Les résultats ont pu confirmer la dichotomie entre les deux communautés, car tous les joueurs et joueuses interrogés arrivaient aux mêmes conclusions que nous : que Guild Wars n’était pas une communauté toxique contrairement à League of Legends où les rapports sociaux sont  souvent basés sur la toxicité. Ce qui m’a marqué personnellement c’est que les hardcore gamers de League of Legends se justifient énormément de leur toxicité, comme si c’était la norme. Il y a une dichotomie très forte entre les joueurs de League of Legends qui se justifient de la toxicité et les joueurs de League of Legends qui sont partis à cause de la toxicité.

Il n’y avait pas cette séparation dans les joueurs de Guild Wars. La « communauté » ressortait toujours comme une des facettes positives du jeu. De plus, pas tous les joueurs interrogés jouaient encore à Guild Wars, mais les raisons de leur départ n’étaient pas liées à la toxicité, contrairement à League of Legends où les gens partaient à cause de la communauté et la toxicité.

Les joueurs ont expliqué que la manière dont Guild Wars est présenté a forcé à focaliser l’expérience de jeu sur autre chose que la performance. On a eu un joueur toxique qui nous a dit : « c’est la première fois de ma vie que je me suis soucié de comment mon avatar avait l’air », parce que la manière que le jeu était construit ne lui donnait pas de prise pour se rattacher, ou bien de statistiques, donc on ne peut pas optimiser les personnages comme dans League of Legends. Pour League of Legends, il y a des tiers partis qui te donnent des statistiques précises sur ton personnage et il  n’y a jamais d’éléments aléatoires, tandis que dans Guild Wars, il y a une relâche à ce niveau-là et une liberté. C’est moins strict au niveau de l’aspect mathématique.

Le fait que tous les personnages peuvent être support dans Guild Wars fait une majeure différence comparativement à League of Legends où chaque rôle est défini ; tu ne peux pas changer aussi facilement tes pouvoirs spéciaux.

 

Quel nouvel apport votre recherche apporte-t-elle dans les études sur le jeu ?

Ça nous permet de constater que la construction des rapports sociaux ou la manière qu’une communauté se construit n’est pas quelque de mystique ou flou. Il faut se poser la question avant de construire un jeu sur comment tout ça peut affecter les joueurs et non le faire après.

Il y a une importance à porter sur les possibilités des comportements. Voir ce qui est pertinent dans ton monde. Faire attention à la construction du monde et de pas s’étonner de voir plus tard les conséquences sociales et comportementales par rapport à ça.

Les gestionnaires et les créateurs (designer) de communautés devraient avoir plus d’importance dans l’industrie. Il faut penser dès le départ quelles sont les mécaniques à mettre en place pour créer une communauté qui est en accord avec le jeu que l’on veut créer. Il doit y avoir une cohérence entre le discours de l’organisation, leur jeu et la communauté. Tu dois prendre en compte des éléments que tu construis pour ta communauté, c’est un devoir.

 

Quel était le principal défi de cette recherche ?

Le principal défi était la charge méthodologique. Avec le recul, ce n’était peut-être pas aussi nécessaire de mettre autant d’importance sur les entrevues, car ça été lourd. Bien que je sois heureuse des résultats, je pense que dans le laps de temps, ce n’était peut-être pas nécessaire de le mettre dans notre méthodologie. Ça fait beaucoup de matériel qui ne sera peut-être même pas utilisable pour d’autres recherches. Au départ, l’équipe ne savait pas si ça allait être publié. On a  envoyé une proposition en été 2015 et quand on a été accepté il fallait remettre tout en décembre, donc le fait de devoir remettre tôt, la méthodologie devenait un peu plus lourde.

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Si c’était à refaire ?

En ce moment avec Maude, nous avons un projet pour comprendre la toxicité sous un angle un peu plus philosophique. La toxicité on en parle beaucoup, mais on ne sait pas vraiment c’est quoi. C’est une étiquette que l’on se donne pour justifier un comportement dit « pas correct », mais ça manque beaucoup de supports théoriques et c’est ça qu’on essaye de faire, concevoir un concept précis. Et aussi, un projet de Maude c’est de prendre ce concept et de l’appliquer à un terrain. Savoir clairement de quoi on parle avec la toxicité. Comprendre l’histoire de la toxicité et de visiter le concept pour voir ce qui est complémentaire à la toxicité ou qui ressemble à ce terme.

C’est un terme qui préoccupe les chercheurs et l’industrie. On aimerait arriver à trouver un terrain s’entendent sur la définition du terme et comment ça se traduit. Donc mettre en lumière les effets et donner une définition commune pour l’industrie, l’académique, le journalisme et les parents inquiets.