Je ne suis pas un tas de pixels, je suis un joueur libre ! Loved, le jeu

Première publication sur le site theoria.fr, le 5 Mars 2013

 

Mon premier conseil est d’ouvrir un nouvel onglet dans votre navigateur, de rechercher Loved de Alexander Ocias sur votre moteur de recherche et de lancer la partie. Je m’en voudrais de gâter votre expérience du jeu. Nous ne sommes pas pressés et votre lecture ne pourra qu’être améliorée par votre connaissance du sujet. Allez-y, je vous attends.

 

Loved, Alexander Ocias, 2010 <https://ocias.com/loved.php>

 

Bien. Que vous ayez joué à Loved ou non (soit que vous soyez réfractaire au jeu vidéo, soit que vous vous fichiez simplement de mes conseils), parlons-en, car le jeu, créé en 2010, traite de la question de l’autorité de manière à la fois simple et subtile.

 

Affronter Big Brother

Première question : « Are you a man or a woman ? » Quel que soit votre choix, le jeu vous impose le sexe opposé. Je suis un homme. « No, you are a girl. » C’est-à-dire que je ne suis même pas mon équivalent féminin, je ne suis que girl/boy, un enfant qui ne peut imposer son choix. Je n’ai pas encore expérimenté et affronté l’autorité particulière que me propose le jeu. Deuxième question : « Will I teach you how to play ? Or not? » Cette fois-ci, j’ai compris la logique de mon opposant et je lui donne la réponse inverse à celle que je désire réellement : Non. « You will fail. ». Le résultat aurait été le même si j’avais donné l’autre réponse. Avant même de me lâcher dans son univers, le jeu cherche à briser mon opposition à sa volonté en m’indiquant qu’il a une longueur d’avance sur moi. Cet aspect se poursuit lorsqu’au milieu de la partie, on me demande : « Do I own your body ? Or your mind ? ». Le choix n’en est pas un. Je suis inévitablement soumis à une forme de contrôle, qu’elle soit physique (« Dance for me ») ou morale (« Beg for me »). Par ces questions, le jeu nous invite à nous interroger : Dans quelle mesure puis-je résister à l’autorité ? Dans quelle mesure y suis-je déjà soumis ?

Très clairement, Loved nous laisse libre d’évoluer comme on le souhaite dans son univers de plateformes et rien n’oblige le joueur à se jeter dans les pieux lorsque le jeu le lui ordonne. Pourtant un élément frappe le joueur dès les premiers sauts : l’inertie. Contrôler son avatar est malaisé, constamment emporté qu’il est par son propre mouvement. La prise de vitesse transpose dans le jeu le manque de maîtrise que j’ai sur mes actes. Je veux atterrir sur cette plate-forme étroite mais mon avatar m’échappe et explose en mille pixels. L’action librement perpétrée n’est possible que par une attention minutieuse à la maîtrise du geste. Cette leçon comprise, le joueur peut facilement avancer en direction de la fin mais la dernière ligne droite réserve un dernier obstacle à l’insoumis : « Do not fail ». Que faire lorsque les intérêts du système contre lequel je lutte (le jeu) se confondent avec les miens ? Encore une fois le choix n’en est pas un. Si je veux poursuivre, je dois aller dans le sens de l’impératif et endurer un humiliant « Good boy/girl ». Le compromis est inévitable.

 

Qui aime bien… etc.

L’autoritaire Loved a une particularité : Il m’aime. Ou plutôt il m’a aimé. Il me le dit à la fin du jeu, « I loved you ». Le propos rejoint ici un rapprochement assez classique entre l’amour et la souffrance infligée : Comment croire cette affirmation alors que, durant toute la durée du jeu j’ai été brimé (« You are wrong », « Not that, you will control nothing »), moqué (« good boy ») et insulté (« disgusting », « ugly creature ») ? Si je me suis opposé à ses ordres, Loved finit par se faire pathétique : « Why do you hate me? » Question absurde au premier abord. Je te hais parce que tu me brimes. Pourtant, je sais que tu me fais violence sans haine : tu n’es qu’un jeu. Au fond je ne te hais donc pas. Ma lutte n’a d’autre justification qu’elle-même : pour exister en tant que sujet je dois imposer ma volonté face à cette altérité trop étouffante qui m’implore finalement de ne pas l’abandonner… Bon, c’est assez bateau et on peut facilement le rabattre sur le modèle du conflit entre parents et enfant, mais le medium confère une dimension bien plus originale à ce propos.

 

Jeu ne te hait point

L’enjeu que Loved illustre fondamentalement est celui de la liberté du joueur dans le système que le développeur a conçu pour lui. Que le joueur suive la volonté du concepteur et le monde de Loved s’affine, s’emplit de détails comme les statues, les pieux, la végétation… Mais il reste désespérément binaire, noir et blanc, marqué par l’aridité du code informatique fondamental, 0 ou 1. Que le joueur s’oppose au concepteur et il introduit l’incertitude dans le jeu. Petit à petit, des pixels de couleurs aléatoires envahissent Loved, le rendant plus vivant mais aussi moins lisible. La liberté a un coût. Elle rend le jeu plus difficile, mais surtout plus simpliste. Il ne reste finalement de l’univers de Loved qu’un amas de pixels grossier et bariolé. C’est le sens des premiers ordres de la phase de jeu : Je m’approche du bord d’une plateforme au bas de laquelle se trouve une bande rouge. Le jeu m’ordonne : « Jump over that pit of barbs ». Je saute au-dessus du trou et les pixels rouges se transforment en pieux. J’approche d’un monolithe vert. Loved me conseille de toucher la statue. Je passe devant le rectangle vert et il se transforme en statue. C’est le pacte fondamental qui permet l’existence du jeu, depuis les plus anciens jusqu’aux plus récents : les pixels ne peuvent avoir de signification que si j’adhère à la proposition du concepteur. Ceci est une statue. Voilà des pieux. J’ai fait ce monde pour toi, en veux-tu ? Le pathétique final prend dès lors une tout autre signification. « I loved you. » C’est ce qui reste de la symbiose entre le joueur et le jeu. Ce dernier n’existe que si le joueur accepte de le faire vivre et cesse dès qu’il l’abandonne. De plus, le joueur est pour moitié responsable de l’expérience de jeu. Choisit-il de se plonger dans un monde virtuel, de se raconter une histoire, de rechercher une optimisation de son parcours en termes ludiques ou de « cracker » le jeu et de jouer de ses failles ? Loved nous donne à voir cette relation complémentaire et conflictuelle entre le joueur et son jeu, les tensions entre la volonté de liberté d’un côté et, de l’autre, la nécessité de se conformer aux règles définies par les développeurs pour créer l’immersion dans un univers artificiel dont on occulte les limites ; cette conformation pouvant aller jusqu’à la recherche active d’une cohérence entre sa pratique et l’univers établi par les développeurs, suscitant un niveau supplémentaire de jeu, une forme de « jouer à faire comme si », qui devance les attentes des développeurs. C’est, dans Loved, le parcours se pliant à tous les ordres du jeu, même ceux allant à l’encontre de la logique purement ludique (« Throw yourself into the barbs ») et qui ouvre, lors de l’épilogue, l’aperçu d’un monde encore plus riche là où le parcours « rebelle » aboutit à un couloir sans fin.

À travers Loved, Alexander Ocias nous fournit un exemple de la richesse réflexive que peut proposer un jeu de quelques minutes se fondant sur quelques éléments basiques du jeu vidéo : l’interaction textuelle, la question du graphisme, la dextérité de manipulation et le désir d’explorer les possibilités offertes. Simple et subtil. Ah, et une dernière question :

Quand je vous ai conseillé d’aller jouer au jeu, avez-vous obéi ou pas ?

Pour aller plus loin :

Sur la feintise ludique : SCHAEFFER Jean-Marie, 1999, Pourquoi la fiction ?, Paris, Seuil.

Sur la liberté dans le cadre des règles : DUFLO Colas, 1997, Jouer et Philosopher, Paris, PUF.

Sur la question du choix : SICART Miguel, 2011, The Ethics of Computer Games, Cambridge, MIT Press.

Sur le jeu comme structure, acte et idée : HENRIOT Jacques, 1983, Le jeu, Paris, Synonyme.

Sur les degrés d’immersion : BROWN Emily & CAIRNS Paul, 2004, « A Grounded Investigation of Game Immersion », CHI 2004 Proceedings, ACM Press, p. 1297-1300.