De l’interpellation à la conscientisation vidéoludique

En situation de jeu, un pont se forme entre la·e joueuse·eur et le jeu vidéo imaginé par les développeuse·eur·s, de sorte qu’il devient difficile de rester insensible face à ce qu’elle·il·s tentent de partager. En un sens, le jeu vidéo interpelle son public à travers différentes techniques agissant sur plusieurs strates de la machine. L’interpellation peut se manifester aussi bien à travers le design de la console, de la manette, de la jaquette du jeu, de ses mécaniques, de ses buts ou encore de ses personnages joueurs et non-joueurs. Dans notre recherche, nous tentons d’élucider les techniques, et leurs fréquences, afin de mieux comprendre cette relation entre les joueuse·eur·s et le jeu auquel il·elle·s jouent.

L'interpellation de Louis Althusser

Pour ce faire, nous nous appuyons sur l’idée d’une interpellation vidéoludique. Le concept d’interpellation est emprunté à Louis Althusser. Nous utilisons également comme référence les travaux plus récents de Jean-Jacques Lecercle (2019) qui a proposé une rigoureuse actualisation du concept d’interpellation. Il est question d’interpellation lorsqu’un·e locutrice·eur cherche à capter l’attention de ce qui deviendra l’interlocutrice·eur (Althusser, 1976, p. 113‑114). Dès lors, l’interpellation suppose deux moments :

1) la mise en place et l’utilisation d’une série de techniques par l’interpellatrice·eur visant à capter l’attention (comme pour aborder quelqu’un·e) ;

2) l’effet de ces techniques sur le destinataire qui se reconnaît comme personne interpellée. Autrement dit, pour que l’interpellation fonctionne, la personne doit se reconnaître comme sujet interpellé. L’interpellation implique donc un processus de reconnaissance au cours duquel la personne interpellée réalise que c’est bien à elle qu’on s’adresse et à personne d’autre (même si l’interpellation vise, dans bien des cas, plusieurs personnes simultanément).

L’identification et la compréhension des techniques d’interpellation supposent une saisie de tous les marqueurs de subjectivation présents dans un énoncé qui sont susceptibles de capter l’attention d’une personne. Notons également que, dans certaines situations (comme une conversation), lorsque l’interpellation a lieu, l’interlocutrice·eur a la possibilité de répondre ou de ne pas répondre. Peu importe son choix, la réaction à une interpellation est nommée dans ce cas si contre-interpellation.

Sur la base de ces caractéristiques, étudier l’interpellation, plus spécifiquement vidéoludique, revient à poser deux questions qui guident notre analyse :

1) par quels moyens, stratégies, techniques le jeu vidéo parvient-il à capter notre attention ? ;

2) de quelle manière le jeu vidéo s’y prend-il afin de bien faire comprendre à son public qu’il s’adresse à ce dernier (et ainsi à le constituer comme sujet) ? Dans notre recherche, nous proposons de limiter les interpellations étudiées à celles provoquées par l’avatar de la·du joueuse·eur, c’est-à-dire des interpellations avatorielles.

Analyser l'interpellation vidéoludique

Au cours de plusieurs sessions de jeu, nous cherchons à repérer chaque moment où l’avatar et les personnages non-joueurs expriment des formes d’interpellation et de contre-interpellation. Il peut s’agir d’une ligne de dialogue, d’un son, d’une rétroaction haptique (comme la vibration de la manette), d’un élément de l’interface graphique, d’une expression faciale d’un personnage, etc. Lorsque nous trouvions des passages pertinents, nous les schématisions sous la forme de logigramme. Leur structure est relative en fonction des moments analysés, mais focalise l’attention sur les personnages non-joueurs, les avatars, les interpellations et les contre-interpellations qui en découlent. Ainsi, afin de porter attention aux différentes formes d’interpellations avatorielles, nous devons aussi tester les différentes contre-interpellations possibles dans le cadre du jeu. Habituellement, lorsqu’une contre-interpellation n’est pas possible, c’est qu’il n’y a pas de rétroactions.

Plus spécifiquement, les possibilités d’interpellations peuvent s’appliquer à différents niveaux : sémiotique, procédural et pragmatique. Le premier niveau représente l’objet vidéoludique à partir des différents éléments mis en présence dans une scène spécifique (musique, son, personnage, décor, etc.). Le deuxième niveau porte plutôt sur les procédures du jeu vidéo, à savoir les mécaniques de jeu et les possibilités ludiques. L’interpellation se situerait principalement à ce niveau, dans la mesure où ce sont les procédures qui dictent les différentes possibilités interactives. Le troisième niveau propose de rapporter les interpellations à leur contexte d’énonciation. Les effets d’une interpellation sont évalués de manières différentes selon qu’elles se manifestent, par exemple dans une conversation entre un personnage non-joueur et un avatar dans un milieu urbain (par ex. les jeux des séries GTA, Yakuza, Watchdogs), fantaisiste (The Witcher, The Legend of Zelda) ou encore historique Red Dead Redemption, Assassin’s Creed).

Une fois les grilles d’analyse remplies et les logigrammes complétés, les résultats seront entrés dans une base de données sous OmekaS afin de permettre une typologisation des différentes techniques d’interpellation avatorielle identifiées au cours de notre recherche. Cela permettra d’ouvrir des portes pour de futures recherches portant non seulement sur les manières déployées par les jeux vidéo pour interpeller les joueuse·eur·s, mais aussi sur les effets produits par ces différentes techniques d’interpellation. Comment le jeu vidéo parvient-il à interpeller les joueuse·eur·s afin de produire un sujet idéal ? Ou encore dans quelles mesures est-ce que les formes d’interpellations vidéoludiques, et la présence de contre-interpellations, permettent au public de créer du sens pendant qu’il joue ? En outre, une telle base de données pourrait servir à mener une recherche plus exploratoire afin de penser de techniques inédites d’interpellation vidéoludique.

Les résultats préliminaires de cette recherche ont été discutés lors du colloque « Sensibilisation et conscientisation. En/jeux » tenu en mai 2022. Un article est à paraître dans la revue Sciences du jeu.

*Cet article discute, en partie, des recherches menées par Fabien Richert, Cédric Duchaineau, Pierre Gabriel Dumoulin, Émile Gonthier-Beaupré, Antoine Jobin (UQAM) et Jérémie Pelletier-Gagnon (UOF) dans le cadre du groupe de recherche Homo Ludens.

Œuvres mentionnées

Althusser, L. (1976). Positions, 1964-1975. Éditions sociales.

Lecercle, J.-J. (2019). De l’interpellation : Sujet, langue, idéologie. Amsterdam.

Photo de couverture : Yakuza Kiwami 2. © Sega 2017.