« Bats-toi comme une fille »: Entrevue exclusive avec les Sailor Scouts, équipe de esport féminine.

A l’occasion de la veille de la journée Internationale des Droits de la Femme, nous nous sommes retrouvées avec l’équipe des Sailor Scouts dans le cadre d’une entrevue exclusive.

Annie et Quake, jouant respectivement les rôles d’off-tank et support, nous parlent de l’expérience Sailor Scouts, de leur rencontre ainsi que leur vision de la place des femmes dans l’industrie vidéoludique et de leur ressenti en tant que joueuses professionnelles.


L’équipe Sailor Scouts en compagnie de Stéphanie Harvey, quintuple championne du jeu vidéo Counter Strike : Global Offensive.

Comment vous êtes-vous rencontrées ?

Quake : Je me cherchais une team, j’allais sur des forums en ligne, mais je n’avais jamais de réponses. Un jour mon frère m’a envoyé un message  publié à l’interne chez Ubisoft Montréal de la part de Fabulous (Véronique, manager des Sailor Scouts qui travaille aussi chez Ubisoft) Elle avait envoyé le message en disant qu’elle cherchait quelqu’un qui jouait healer – qui est mon rôle – qu’on pouvait la contacter.

Le lendemain de ma candidature on m’a envoyé un message pour me dire « Viens, on fait un Boot Camp en personne avec toutes les filles qui ont appliqué ». Et en deux semaines tout a chamboulé  : j’ai pratiqué avec eux puis ils ont décidé de me choisir. C’était en mai 2017.

Annie : Les filles à la base se sont rencontrées au Meltdown. IDDQT (une autre membre de l’équipe) avait remarqué qu’il y avait plusieurs autres filles qui jouaient au Meltdown avec d’autres équipes. Fabulous et elle se sont rejointes et se sont dites « Pourquoi ne pas commencer une team avec juste nous les filles », vu qu’il y avait beaucoup de filles qui jouaient. En plus, il y en avait des fois qui étaient un peu négligées dans leur équipe : leur présence était moins prise en compte.

Quelle est votre fréquence de jeu ?

Annie : Trois fois par semaines, deux heures chacune ensemble, plus les entraînements solos, sur notre temps libre, parce qu’on travaille à temps plein.

Quake : Ce que tu fais varie en fonction de ce que tu veux pratiquer ou ce que tu dois pratiquer.

Annie : Comme se renseigner, voir des vidéos, voir c’est quoi les changements du jeu, ou encore pratiquer.

Quake : Parfois, aussi tu dois jouer un personnage que tu ne joues pas nécessairement, pour devenir plus efficace dans d’autres rôles.

Quelles sont les particularités à jouer aux jeux vidéo de façon professionnelle ?

Annie : Je dirai qu’on est plus semi-pro. On sait qu’on n’est pas les meilleures, mais plus comme un mélange entre « On veut gagner » et « On veut promouvoir les femmes dans le esport ». C’est sûr que ça a des avantages comme se trouver des sponsors ou bien que Lan ETS paye nos billets, etc.

Quake : Sinon être dans une organisation comme la nôtre, c’est de voir à quel point il faut que tu sois sérieux si tu veux monter dans le milieu : il faut vraiment pratiquer chaque semaine comme si c’était un sport. Un jeu d’équipe comme Overwatch, la synergie entre différents rôles et dans l’équipe en tant que tel c’est important. Quand je pense à Overwatch avec une équipe, je pense à jouer au soccer avec une équipe. C’est surtout la communication qui est importante, et même quand je joue seule, je sais mieux comment diriger mon équipe.

 

L’équipe Sailor Scouts au Dreamhack

Selon vous, quel est le défi entre jouer seule en Quick Play et en équipe ?

Quake : C’est sûr que c’est différent : en jouant avec des personnes qu’on connaît, tu connais leurs styles de jeu, comment ils vont réagir, etc.. Avec des personnes que tu ne connais pas, tu dois être très spécifique sur ce que tu veux, alors qu’avec l’équipe, on peut mieux s’aligner comme on peut. On va parler aussi ensemble après que quelque chose se soit passé [on en discute, on se donne un feedback].

Annie : On parle seulement en anglais aussi, parce qu’on a une joueuse américaine et on essaie de dire le nécessaire, même si parfois on se laisse aller quand il y a des situations drôles. On dit vraiment le plus important et surtout on écoute la personne désignée [comme chef], on essaie de prioriser les personnages supports… Sinon, on essaie d’apprendre les endroits spécifiques sur la map, comme le pont, le tunnel au lieu de dire « en haut là ! » (rires)

Quelle est la différence entre  jouer en tournoi comparativement à celui de jouer en ligne ? Comment le vivez-vous ?

Quake : C’est comme le jour et la nuit. En ligne tu joues pour le SR (Skill Rating).C’est sûr que c’est frustrant quand tu perds, mais en même temps, tu le prends plus à l’échelle personnelle. Alors qu’en équipe dans la vraie vie, quand tu perds on dirait que c’est plus un esprit d’équipe et on fait « Okay, comment on aurait pu s’améliorer ? ». Il y a plus d’espoir, aussi, parce qu’on peut grandir ensemble. Puis, c’est plus motivant à gagner, parce qu’il y a quelque chose en ligne finale [autre que le SR]

Annie : Surtout on sait qu’on a perdu en essayant de faire de notre meux. Alors qu’en jouant en solo, tu ne peux pas gérer les cinq autres joueurs. T’as une chance sur combien que ça soit une personne qui s’en fout de perdre, quelqu’un qui joue un rôle dans lequel il n’est pas bon, qui n’essaye pas vraiment… Tandis que quand on est toute l’équipe, on sait qu’on a fait du mieux qu’on a pu.

Quake : Parfois, il faut juste savoir accepter perdre. Quand tu vois des insta-picks (action de choisir instantanément son personnage sans prendre en compte les besoins de l’équipe), ou des gens qui se jettent en dehors de la map, tu te dis « Okay…[dépité] ». Alors que quand tu joues avec une équipe dans la vraie vie, il y a plus de « professionnalisme ».

Annie : En tournoi, c’est mieux, on est à côté, je peux tourner ma tête, faire un petit sourire. Juste le petit 30 secondes entre deux rounds, au Dreamhack, on criait « Ok, on est capables ! », c’était vraiment fou.

Quake : Surtout qu’en tournoi, l’avantage, c’est que tu peux juste regarder l’écran de la personne à côté pour voir où elle est positionnée, qu’est-ce qu’elle a comme capacité ou non : t’es mieux aligné pour savoir comment jouer pour l’aider.

Quelle est votre perception en tant que joueuse du domaine du esport ?

Annie : Depuis que je joue à Overwatch, on dirait que je retombe dans les années 40 : « Tu ne peux pas être une femme et être bonne aux jeux vidéo ». Mais ça, j’ai appris à gérer, c’est surtout en solo queue que ça arrive. Et en compétition, en LAN, j’ai remarqué qu’au début on ne nous prenait pas tant au sérieux : on faisait des petites leagues, juste contre des équipes de gars, on disait « Ah, les Sailor Scouts, c’est une gang de filles ». Mais là, ça fait des années qu’on est ensemble, et juste ça, c’est rare. Au Québec, les équipes se créent pour un LAN, et s’ils ne gagnent pas, ils se séparent. Il n’y a pas de « on va réessayer, pratiquer ». Nous ça fait 2 ans qu’on est ensemble, et là on se fait respecter, on va à plein d’events, on a des sponsors… Même si on ne gagne pas forcément la première place, on est reconnues au Québec. Même si on est des femmes, je pense qu’on s’est suffisamment prouvées ; on n’est plus perçues de la même façon qu’au début.

AnnieOnFire au Dreamhack

Et comment ça se passe en solo queue, quand vous utilisez le chat vocal ?

Annie : Souvent, ils vont penser que je joue support (…) mais ce n’est pas juste le fait d’être une fille. Les gars vont chercher à blâmer ce qui est différent « Ah, tu n’étais pas Mercy », « Ah, c’est ton copain qui a boosté [ton SR] », des niaiseries de même… et ce, même si j’ai super bien joué, si on perd, c’est moi qu’on va blâmer.

Comment vous gérez ces « arguments » qu’ils vous servent ?

Quake : Avant je m’obstinais avec eux, mais j’ai réalisé qu’ils ne changeront pas. Ça m’a tellement frustrée dans le passé, maintenant je mute, je report et je mets dans le chat principal « Cette personne est sexiste, il m’a appelé comme ça, pouvez-vous report ? ». C’est comme ça aussi que j’ai aussi les « Thank You for reporting » de Blizzard qui m’indique que mon action a fonctionné. Sinon, je ne vois pas vraiment ce qu’on peut faire : ça arrive rarement que quelqu’un me défende. Il peut y avoir quelqu’un qui dit « On perd parce qu’il y a une fille dans l’équipe », et d’autres qui disent « Ça n’a aucun rapport, elle a bien joué », mais c’est rare, c’est plus quand tu joues avec quelqu’un, quand tu es en duo queue. Mais en duo queue, on peut me dire que je me fais carry, parce que je joue Mercy, ou automatiquement celui qui joue avec moi c’est mon copain.

Annie : Celui qui te protège.

Quake : C’est tout le temps des trucs du style « You just want to get her pussy, that’s why you’re defending her ». Sinon, c’est déjà arrivé dans le passé qu’en entrant dans une partie, je n’avais pas parlé, et là, il y a des gars qui commençaient à dire « Je vais aller me faire un sandwich, je suis comme une femme dans la cuisine », et là ils ont tous commencé à basher les femmes, il y en a un qui a dit « J’ai déjà frappé une femme une fois, c’était drôle ». Ils ont tous rit, il y en a un qui a dit « You can just call me a wife beater » puis là, les commentaires sexistes continuaient. Puis, à deux minutes dans la partie, j’ai dû parler, parce qu’on m’attaquait, et là il y a eu comme un malaise, tout le monde a dit « Oh mon dieu, on a une fille, désolé, j’ai été sexiste ». J’ai dit « Non, ce n’est pas grave ». Puis on a perdu cette partie et moi je me suis fait blâmer : ils ont dit que j’avais throw (jouer expressément mal) parce que j’avais été agacée, parce qu’ils avaient insulté les femmes et que c’est pour ça qu’on perd. Ils essaient de se racheter, mais au final on perd parce que je suis une femme enragée qu’on a perdu.

Annie : Honnêtement, j’ai bien des amis qui ont dit « Ah bah moi j’ai jamais vu ça », c’est parce que en premier lieu, tu n’es pas une femme… Puis je suis sûre que plus t’es haut [dans le SR], plus les hommes n’acceptent pas que tu sois là. « Wow, il y a une femme à mon même niveau ». Et moi j’ai l’habitude de caller, de faire des plans, mais quand ça vient d’une femme, ils sont plus « …meh ».

Est-ce que parfois vous vous dites que vous êtes mieux à ne pas parler ?

Annie : Il y a beaucoup de monde qui me dit « Bah ne parle pas », mais Overwatch, c’est tellement un jeu d’équipe : je pense que j’ai plus de chances de perdre en ne parlant pas qu’en parlant : quand tu ne communiques pas sur les ennemis, sur tes capacités, etc. surtout à haut niveau, tu ne peux pas jouer sans rien dire. C’est aussi une affaire de personnalité, il y a des filles qui sont capables d’ignorer ça, mais moi, l’injustice je ne suis pas capable. Je ne vais pas « muter » quand un gars est méchant avec moi.

Quake : Je connais des filles qui choisissent de ne pas parler, ou bien une fille dans l’équipe quand elle parle, elle dit qu’elle sonne comme un gars. Moi j’adopte le « mute and keep talking ».

Avez-vous déjà pris la défense de quelqu’un qui se fait harceler ?

Annie : Oui, par exemple, quand il y a des gens qui demandent à quelqu’un de changer un héros dès le début ou bien à la fin d’un round, parce qu’il ne veut pas l’avoir dans son équipe, moi je vais prendre la défense et dire « De quoi tu parles ? Il joue bien là… »

Quake : Moi j’ai déjà défendu un gars qui était pré-pubère, qui a été blâmé (injustement).

Quels sont les plans de Sailor Scouts pour l’avenir ?

Quake : On participe à deux tournois par an, Dreamhack et LAN ETS. Au mois de novembre, on sait qu’il y a le WonderLAN à Chicoutimi, mais ça fait 2 ans qu’on ne peut pas y aller parce que généralement les filles sont en vacances à ce moment-là.

Annie : Sinon, on en fait en ligne aussi, on s‘inscrit dans des ligues pour se garder actives. Mais comme je te dis, on est à moitié pour gagner, à moitié pour représenter les femmes, leur donner un peu d’espoir dans le esport et au Québec.

Quels conseils donneriez-vous aux futures joueuses professionnelles ?

Quake : Moi ce serait « Fonce ! ». Que ce soit pour des raisons sociales ou peu importe, rien ne t’empêche de faire ce que tu veux faire, jouer, te pratiquer. Peu importe ce qui arrive, comme la toxicité, au final, personne ne peut t’enlever ce que t’as envie de faire. Tu vas trouver des personnes avec qui tu pourras jouer. Moi avant les Sailor Scouts, personne dans mon cercle d’amis ne jouait au jeu vidéo. Plus tu te lances, plus tu peux trouver des personnes avec qui t’entendre et t’améliorer.

Annie : Si tu veux vraiment devenir pro, tu te focalises sur un jeu, tu eat, pray, sleep sur ce jeu-là. Mais tu peux quand même jouer à un haut niveau. Même si demain, je déteste le jeu Overwatch, j’aime tellement notre équipe, on a tellement du fun. Il faut vraiment que ce soit ta passion, on met tellement de temps ce n’est pas parce que tu ne vois pas beaucoup de filles qu’il faut te décourager ! Sois sérieux et ne te laisse pas dire non !