Ne pas être inspiré-e par la carte de fidélité de la SAQ: Entrevue exclusive avec Maude Bonenfant

Au cours d’une entrevue, la professeure Maude Bonenfant, professeure-chercheuse à l’Université du Québec à Montréal, titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les données massives et les communautés de joueurs, codirectrice du Laboratoire de recherche en médias socionumériques et ludification et directrice du groupe de recherche Homo Ludens nous explique les enjeux de l’utilisation de stratégies de ludification par la Société des alcools du Québec (SAQ), un monopole étatique pour le contrôle de la vente de l’alcool, ainsi que ses conséquences sur la consommation et le comportement des individus.

Présentation

Comment la ludification se traduit pour la SAQ ?

La ludification, ou gamification en anglais, est l’utilisation de stratégies ou de mécaniques habituellement associées au jeu dans des contextes extérieurs au jeu. Le degré zéro de la ludification, ce serait, par exemple, les cartes à points: le fait d’aller à un endroit, de recevoir un point, d’y retourner, de recevoir un autre point, puis éventuellement de recevoir un cadeau gratuit. L’accumulation de points jusqu’à la récompense est une mécanique ludique et toutes les cartes à points fonctionnent sur ce principe de ludification: la Carte Inspire de la SAQ est donc un exemple d’utilisation de la ludification à des fins de marketing.

La Carte Inspire: l’outil de ludification de la SAQ

En quoi l’accumulation de points via la carte Inspire peut-elle être éthiquement contestable ?

D’abord, une carte à points vise la fidélisation d’une clientèle. Dans le cas d’un monopole d’État, fidéliser ses clients est un non-sens, car les clients n’ont pas le choix d’acheter à la SAQ. Par ailleurs, si les cartes à points fidélisent les clients, elles augmentent aussi les ventes pour le commerçant. Dans le cas présent, les produits vendus sont nuisibles pour la santé, puisqu’il s’agit d’alcool: augmenter les ventes d’alcool est un autre non-sens, d’autant plus pour une entreprise étatique qui devrait viser le mieux-être de la population. L’État n’est pas supposé encourager la consommation d’alcool, mais bien protéger la population en réglementant la vente de ce produit. En ce sens, la carte Inspire va à l’encontre de son mandat si on regarde la SAQ non pas comme une entreprise privée, mais comme une institution gouvernementale. Je ne pense pas qu’il y ait de mauvaises intentions chez celles et ceux qui ont mis en place le programme Inspire, mais je pense que la société d’État, prise dans l’idéologie néolibérale, a oublié sa mission qui est d’assurer le bien-être et la sécurité de la population. La même logique s’applique à Loto-Québec ou, désormais, la SQDC: il y aura toujours des individus pour jouer aux jeux d’argents et de hasard, qui fument de la marijuana, qui boivent. L’État essaie donc d’intervenir, de réguler et de s’assurer de la santé publique, mais ne vise certainement pas à augmenter la consommation de marijuana ou la dépendance aux jeux de hasard. Pourquoi en serait-il autrement pour l’alcool?

Quelles autres conséquences peuvent découler de l’utilisation de la carte Inspire ?

Outre l’aberration de la carte à points dans le contexte d’un monopole étatique qui vend de l’alcool, l’autre aspect important est que la SAQ accumule des données personnelles grâce à la carte Inspire. Ces informations, qui concernent notre consommation d’alcool, ont une grande valeur sur le marché de la donnée. Par exemple, les assureurs pourraient être très intéressés à connaître notre consommation d’alcool, car elle a des incidences directes sur notre santé. On sait aussi que la consommation d’alcool peut avoir des effets des années plus tard : les données ne “vieillissent” donc pas. Même 20 ans plus tard, il y aura une valeur à connaître notre consommation d’alcool actuelle.

En fait, ces données sont “sensibles” et, au lancement du programme, je me demandais comment la SAQ allait les protéger. Or, en allant voir les Conditions d’Utilisation, je me suis rendue compte que rien n’est dit sur les données collectées – aujourd’hui encore! On parle beaucoup de la carte, de cas de perte ou partage de la carte, de rabais, etc., mais rien en ce qui concerne les données elles-mêmes. Ces données ont une grande valeur, mais il n’y a aucune information sur la manière dont elles sont stockées, avec quel type de système de protection, qui a accès, combien de temps elles vont être conservées, comment elles vont être détruites, etc. Il y a énormément d’informations que le public n’a pas pour prendre la décision “éclairée” de prendre ou non une carte Inspire. Selon moi, c’est un enjeu majeur, non seulement de santé publique, mais aussi de protection des données personnelles.

Photo prise sur www.canva.com

Pourtant, au lancement de la carte, les clients ne s’offusquaient pas du fait que la SAQ allait collecter leurs données personnelles de consommation, mais plutôt du fait qu’il n’y avait pas suffisamment de récompenses comparées aux achats. Ça m’a honnêtement beaucoup surprise: je me suis dit que nous étions bien conditionnés pour accepter ainsi de nous révéler en échange de quelques points!

Quels types de données sont collectées ?

Ce sont des données liées à notre consommation. Tout ce qu’on achète. Bien sûr, la SAQ va nous dire que “ce n’est pas parce que tu as acheté une bouteille de gin que tu as bu la bouteille de gin”, et je suis d’accord. Mais si tu achètes une bouteille de gin toutes les semaines, il y a probablement une consommation qui va de pair, même si tu la partages avec tes amis… On ne peut pas en être assuré, mais sur la quantité d’informations collectées, sur les objectifs visibles, au bout du compte, c’est sûr que ce sont des informations sur la consommation personnelle qui sont collectés.

Photo prise sur www.canva.com

Non seulement va-t-on collecter nos habitudes de consommation d’achat d’alcool, mais, désormais, cette collecte se fera de manière longitudinale: si on commence à suivre quelqu’un à 18 ans et qu’on continue avec ce système, la SAQ aura une connaissance de sa consommation d’alcool sur une vie.

Conséquences

Comment la SAQ pourrait concrètement tirer bénéfice de ces données ?

Récemment, j’ai lu que des représentants de la SAQ ont donné une conférence aux États-Unis [NB: Dominique Bonin, directrice de la Business Intelligence & Customer Insights de la SAQ dans le cadre de la conférence Analytics Experience à San Diego en septembre 2018 (Source: La mine d’or de la SAQ)], en se vantant d’avoir une base de données exceptionnelle et unique au monde sur la consommation d’alcool de sa population. Sont alors mis de l’avant les bénéfices qu’en récolte la société d’État : meilleure gestion des stocks, augmentation des ventes par le profilage des consommateurs, personnalisation des communications par les lettres d’envoi, etc.

Photo prise sur www.canva.com

Bien évidemment, si on cible la clientèle et qu’on personnalise les offres, les ventes (et la consommation) vont augmenter. La publicité personnalisée fonctionne, mais ces tactiques marketing soulèvent d’importants enjeux de manipulation. On encourage la consommation d’alcool en “comprenant” les goûts des clients: si on voit que telle personne aime le gin (par les achats antérieurs), alors le système de traitement automatisé des données de la SAQ sous-entend: “Toi, je vais t’envoyer une publicité ciblée à ton anniversaire pour du gin, et probablement que tu vas l’acheter…” – achat que tu n’aurais peut-être (probablement) pas fait si tu n’avais pas eu cette publicité ciblée. C’est un principe que les experts appellent “la prophétie autoréalisante”. Tous les systèmes de recommandation fonctionnent sous ce principe: “je te propose un produit, parce que je te le propose, tu le consommes, donc, j’avais raison de te le proposer… mais si je ne te l’avais pas proposé, tu ne l’aurais pas acheté.”

Peut-on dire qu’il y a une mauvaise utilisation de la ludification de la part de la SAQ ?

Je crois qu’il y a une très mauvaise utilisation de la ludification de la part de la SAQ. La ludification peut être bénéfique dans d’autres contextes, mais quand elle est utilisée pour augmenter les ventes, augmenter la consommation, dresser des comportements, on peut – et on doit – se poser des questions. Parce que, au final, les cartes à points ont cette visée d’encourager certains comportements de consommation en donnant des récompenses : ce sont des mécanismes béhavioraux de base, mais qui ont des incidences réelles sur les comportements. Depuis des années, nous constatons que les cartes de fidélité fonctionnent et le système marchand est en train de dresser nos comportements de consommation. Dans ce contexte, on peut se poser des questions comme société: est-ce vraiment ce que l’on veut faire avec la ludification? Alors qu’on pourrait utiliser la ludification d’autres manières pour encourager, par exemple, un rapport plus créatif, plus altruiste, plus sain au monde plutôt que d’encourager des comportements de consommation.

Considérant tous ces éléments, pouvons-nous utiliser la ludification autrement dans le cas de la SAQ, une ludification différente et plus bénéfique ?

La SAQ a une mission sociale, qui n’est certainement pas d’encourager la consommation d’alcool, mais très certainement de sensibiliser la population aux enjeux de consommation d’alcool – exactement comme Loto-Québec a cette mission de sensibiliser les joueurs au jeu excessif. La SAQ aussi devrait exercer ce mandat et la ludification pourrait être utilisée pour sensibiliser la population aux effets dommageables d’une surconsommation d’alcool et  éduquer à une consommation responsable. La SAQ pourrait élaborer des stratégies ludiques pour motiver les individus à avoir un meilleur contrôle sur leur propre consommation, à être conscients de leurs limites, à comprendre les enjeux de la dépendance, éduquer les jeunes pour éviter les dérapages (parfois catastrophiques), etc. Si la grande force de la ludification est de motiver, utilisons cette force pour le bien-être des citoyens plutôt que d’encourager la consommation…

Par contre, si la SAQ sensibilise les individus quant à leur consommation via les données, ne serait-on pas quand même dans un processus de surveillance, même si c’est supposément bénéfique au consommateur ?

Effectivement, c’est pour cette raison que je suis radicale par rapport à cette question. Selon moi, ces données ne devraient pas être collectées, tout simplement (comme elles ne l’étaient pas avant 2015!). Mis au courant de mes objections quant à leur nouveau programme de fidélisation, le service des relations publiques de la SAQ m’avait autrefois écrit pour m’assurer que, même si rien n’est écrit dans leurs conditions d’utilisation à cet égard (donc, aucune information publique n’est accessible pour le consommateur…), les données sont bien protégées, la SAQ les gère elle-même et ne passe pas par un organisme extérieur pour que, justement, un tiers n’ait pas accès aux données. La SAQ m’a ainsi affirmé avoir le plein contrôle sur les données, qu’elle n’allait pas les vendre, que personne n’aurait accès, etc.

Photo prise sur www.canva.com

Sauf qu’un certain nombre de questions que j’ai soulevées sont demeurées sans réponse: comment sont stockées les données ? Où ? Avec quel système de sécurité ? Qui a accès ? Pendant combien de temps les données seront-elles conservées ? Dans quelles conditions? Comment seront-elles détruites ? Etc. Toutes ces questions – et bien d’autres – sont d’une très grande importance, surtout lorsqu’il est question de données personnelles sensibles! Même si la SAQ nous assure – et je suis sûre de leur bonne volonté – que tout est “fait dans l’ordre”, jamais des données collectées ne peuvent être protégées à 100%. En termes de sécurité informatique, il y a toujours, toujours un risque de brèche, de piratage. Dans ce cas-ci, s’il y a un bris de sécurité, on ne sait pas ce qui va arriver de ces données, mais il peut y avoir des conséquences désastreuses pour certains citoyens dont la consommation pourrait être jugée excessive. Je ne dis pas que les compagnies d’assurances feraient quelque chose d’illégal en achetant des données, mais le risque de divulgation de ces informations est trop grand comparativement aux bénéfices – qui sont nuls pour le citoyens, car il n’est question que d’augmenter sa consommation d’alcool.

Pourquoi n’y a-t-il pas de bénéfices pour les clients à collecter leurs données ?

En fait, contrairement à ce qui est présenté aux citoyens, la collecte d’information sur leur consommation d’alcool n’aide en rien les individus et, même, ça leur nuit, puisque leur consommation est encouragée. Même si la société d’État prétend que la carte de fidélité était réclamée par plusieurs consommateurs et n’est qu’une réponse à des demandes du public, c’est surtout la SAQ qui profite du programme, par exemple en gérant mieux ses stocks et en augmentant ses ventes. Donc, pourquoi les individus prennent-ils la carte ? Je pense que, au final, nous sommes bien conditionnés et que nous avons tellement de cartes à points que nous ne nous posons même plus la question. La SAQ nous offre une carte de plus et nous la prenons, machinalement, en espérant avoir bientôt une bouteille gratuite.

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Or, si on s’arrête une minute, il n’y a personne qui veut avoir sa carte Inspire pour que la SAQ gère mieux ses stocks: nous, ça ne nous concerne pas. La SAQ est censée exister pour réguler la vente d’alcool: donc, elle n’a pas besoin de connaître notre consommation personnelle. Elle a pu gérer ses stocks depuis des années sans avoir ce type d’information. Et, de toute façon, elle l’a, cette information: elle l’a avec la vente elle-même, savoir que c’est telle ou telle personne qui a acheté tel ou tel alcool n’a pas d’importance. Dans ce cas-ci, ce n’est que de la personnalisation, de la vente ciblée, du profilage de consommateurs afin d’augmenter leur consommation. Donc, la collecte de données personnelles aide juste la SAQ et n’aide certainement pas les consommateurs.

Doit-on s’attendre à une carte à point SQDC (Société Québécoise du Cannabis) ?

Pourquoi pas ? À partir du moment où l’État encourage la vente d’alcool avec des cartes de fidélité et que personne ne semble réagir, sauf pour débattre du nombre trop peu élevé de points de récompense par achat, pourquoi pas aussi une carte à points pour la SQDC? Et une pour Loto-Québec? Il s’agit ici de la même logique et des mêmes questionnements à se poser comme société. Où en sommes-nous dans nos choix collectifs? Si l’intervention étatique est tout à fait justifiable, louable et défendable dans ces domaines relevant de santé publique et de sécurité des citoyens, l’État dépasse-t-il son mandat quand il fait des cartes à points pour augmenter la consommation? Je pense que poser la question, c’est y répondre !