L’horreur primitive des tranchées : 1916, the war you never knew

Première publication sur le site theoria.fr le 8 avril 2013

 

« Ils sont une figure originelle, terrible, de la puissance première, toujours prête à ressurgir, lorsqu’ils s’échappent du Tartare où ils sont enfermés, et que les dieux ne les contrôlent plus. »

Jean Clair, Hubris – la fabrique du monstre dans l’art moderne, Gallimard, 2012, p. 75.

 

Encore une fois, je ne peux que vous encourager à faire l’expérience de ce jeu avant de lire l’article : il faudra bien que je le dévoile pour en parler et, sincèrement, je n’ai pas l’intention de semer des « SPOILER ALERT » à chaque paragraphe … Voici donc le lien vers le site officiel du jeu qui permet, gratuitement, de le télécharger ou d’y jouer en flash (quand même moins confortable) :

 

1916 : Der Unbekannte Krieg, DADIU, 2011        <http://www.kongregate.com/fr/games/magnussen81/1916-der-unbekannte-krieg>

 

Projet étudiant de la DADIU (Dansk Akademi for Digital Interaktiv Underholdning, ce qui doit se traduire par quelque chose comme Académie Danoise de Divertissement Numérique Interactif) sorti en 2011, 1916 Der Unbekannte Krieg (ou « The war you never knew ») est un jeu de survie à la première personne.

 

Le labyrinthe et la bête

 

 

Nous sommes plongés au fin fond d’une tranchée allemande avec pour seule indication quelques mots tracés sur un morceau de papier : Trouve l’échelle. L’image est granuleuse, brumeuse, en noir et blanc. Le jeu prend l’apparence d’un film tourné sur le front. On déambule entre des murs de terre humide, sous un ciel blanc d’où tombe une pluie noire. Au loin, le bruit des coups de feu, parfois une explosion plus proche manque de vous jeter au sol. 1916 s’emploie à faire perdre ses repères au joueur. Il le plonge dans un méandre boueux où l’on ne croise que quelques panneaux portant des noms de femmes : Nathalie, Louisa, Wilhelmina et Claudia. Néanmoins l’objectif reste toujours présent à nos yeux : la clarté du ciel qui tranche avec l’obscurité de la tranchée. Il faut nous en extirper.

C’est alors, qu’on aperçoit une silhouette longiligne disparaître au coin d’un croisement. La suivre c’est lui faire face et subir sa charge, les crocs et les griffes : c’est la bête qui rôde dans le labyrinthe, un dinosaure préhistorique. Le soldat qui se voulait chasseur héroïque devient la proie de ce Minotaure. Au cœur du champ de bataille, c’est la bête archaïque qui traque l’humain : l’ancêtre reptilien resurgit sous le feu des canons, une bestialité comme éveillée par le son des explosions. L’objectif n’est plus la domination militaire mais la survie. Il faut fuir et notre fil d’Ariane c’est la perspective de retrouver l’échelle qui nous permettra de nous échapper.

 

 

Les armes sont inefficaces : qu’il s’agisse du fusil et des torches que l’on trouve ou du gaz moutarde que les gradés ont fait lâcher dans les tranchées, l’arsenal de la Première Guerre Mondiale ne peut, au mieux, que ralentir les sauriens : l’humain n’a aucun moyen de supprimer la présence primitive à ses côtés. Il ne peut que fuir et détourner son attention. Comment distraire la bête ? En lui offrant ce qu’elle désire. Le soldat que nous incarnons se retrouve obligé de sectionner une main ou un pied du cadavre d’un camarade pour le lancer au prédateur qui le poursuit. Il faut apaiser temporairement la bête qui réclame son lot de chair, évocation du Moloch guerrier à qui sont offerts les soldats de chaque génération.

 

La compagnie des ombres

Ces soldats dévoués à la guerre sont la seule compagnie humaine que nous aurons dans ces tranchées. Des soldats étendus, prostrés, assis dans la boue, certains seuls, d’autres en groupes, tous saisis dans la mort comme par l’objectif d’un photographe de guerre. Et ces présences fantomatiques constituent les seuls alliés du joueur dans son périple, sacrifiant encore une fois leur corps, au-delà de la mort. Les lettres qui les accompagnent parfois portent encore quelques bribes de leur vie, mais il est difficile de reconnaître les individus qu’elles évoquent dans ces silhouettes pompéiennes qui parsèment le labyrinthe. Ils n’ont plus de visage, plus d’identité, et ne conservent que leur uniforme de soldat.

 

 

Le bunker, seul bâtiment du jeu, recèle une autre présence : celle du commandant. Assis dans son fauteuil, semblant encore écouter la musique que diffuse le phonographe, il tient dans sa main le fusil qui lui a servi à mettre fin à ses jours. Figure de la renonciation face à l’horreur et de la démission des chefs devant un chaos ingérable. Notre personnage, en héritant de la seule arme encore en état de fonctionnement de la tranchée, obtient la confirmation de son indépendance : il n’a plus de supérieur, plus de hiérarchie, plus de mission. Son instinct de survie est sa seule directive ; il est lui-même soumis à l’état le plus primitif de la peur pour sa vie.

D’ailleurs quelle mission resterait-il à accomplir dans ce charnier revenu à un âge préhistorique, antéhumain ? Que reste-t-il à conquérir ? Que reste-t-il à protéger ? Il n’y a, à part notre personnage, que deux signes de vie humaine dans la tranchée, et encore n’est-ce qu’une vie organique, instinctive. Un soldat s’éveille alors qu’on s’apprête à l’amputer et s’effondre à nouveau. Mais s’est-il réellement réveillé ? N’est-ce pas qu’un sursaut de l’imagination, une révolte de l’humanité encore présente dans notre personnage qui se voit profaner ainsi les cadavres de ses anciens camarades ? De même, on croise au détour d’une ombre un corps dressé, en uniforme mais sans visage, secoué de tremblements frénétiques. Est-ce un fou rescapé qui n’attend plus que la morsure des sauriens, un fantôme qui hante le champ de bataille, ou un glitch du jeu ? Toujours est-il que sa présence incarne une défaillance du sens, une absence de la rationalité humaine au cœur des tranchées.

 

Le non-sens des sentiers de la gloire

Cette absurdité, le jeu la porte dans son principe même et dans le non-sens assumé de l’insertion de dinosaures dans le contexte de la première guerre mondiale. David Adler, en charge de la conception du jeu, s’en explique :

« La Première Guerre Mondiale est le moment où le monde a perdu son innocence. Ce fut un enfer que personne ne pouvait comprendre. Les lois de la civilisation perdirent tout sens une fois que les puissants États-nations eurent envoyé leur jeunesse s’entre-tuer sur le front. C’était un conflit aussi absurde qu’une lutte contre un dinosaure. »

Absurdité sur le principe, certes, mais son traitement fait sens à d’autres niveaux. Une lettre découverte dans le jeu nous informe que ces dinosaures caparaçonnés étaient détenus par un quelconque baron avant de se répandre dans les campagnes. Les dirigeants sont mis en cause pour avoir lâché une guerre monstrueuse sur l’Europe. De plus, de l’aveu de David Adler, le choix des dinosaures dit la difficulté de concevoir une guerre qui est, pour nous, aussi étrangère que la préhistoire. La coprésence impossible du dinosaure et du casque à pointe exprime ce rapport conflictuel à un passé hors de portée et hantant pourtant encore le présent. 1916 est une guerre que nous n’avons jamais connue et qui nous restera à jamais inconnue : Der Unbekannte Krieg.

À cette réflexion portée par la thématique adoptée s’ajoute celle qu’engage la mécanique de jeu la plus importante pour la survie : le démembrement. La déshumanisation des corps qui ne sont plus considérés que comme une somme de ressources pouvant être utilisées pour atteindre un but (pour être clair, chaque soldat consiste en quatre membres, soit quatre actions d’évitement, sauf, bien sûr, s’il a déjà eu à subir les affres de la guerre ou la visite d’un dinosaure …) évoque le sacrifice des soldats au service d’objectifs militaires, 14-18 ayant notamment vu la bataille de Verdun. Loin des phases d’action héroïques d’un Medal of Honor, 1916 ramène la guerre à une consommation frénétique des corps de soldats, à la chair humaine broyée dans la boue des tranchées.

La critique antimilitariste passe également par le contenu des lettres découvertes près des cadavres de soldats. Témoignages de désillusions face à l’idéal héroïque du guerrier, regrets de la distance des êtres chers, certitude d’une mort sanglante et absurde dans un trou boueux … La charge la plus violente provient sans doute de la lettre que l’on retrouve sur le bureau du commandant suicidé ; lettre où on lit la fierté des parents de savoir leur fils gradé et de voir leur petit-fils rêver de suivre la voie militaire de son père. Le cadavre sombre du commandant laisse une réponse muette à cet aveuglement.

Fuir les dinosaures c’est donc aussi fuir la monstruosité de la guerre. L’échelle qui nous permettra de nous échapper de ce dédale est aussi celle qui doit nous permettre de fuir le champ de bataille. Or lorsque notre personnage s’élance sur l’échelle, talonné par deux dinosaures, ce n’est que pour se jeter parmi les barbelés et les explosions d’obus et être finalement fauché par une volée de balles. La conclusion reste ouverte à interprétations. Absurdité tragique du désir de survie face à la violence aveugle et omniprésente de la guerre ? Mort comme seule échappatoire à l’horreur des tranchées ? Délire d’un soldat à la raison brisée avant qu’il ne s’élance dans un assaut suicidaire ? Les réponses se recoupent et se complètent mais c’est le propre du non-sens de la guerre que de ne pouvoir être synthétisé dans une réponse rationnelle.

Au-delà du scénario de film de série Z, 1916 Der Unbekannte Krieg tisse la trame d’une fable qui cherche à se saisir d’une guerre dont la violence et l’absurdité nous sont définitivement inaccessibles et cependant encore présentes sous la forme de la hantise et du traumatisme européen. Son horreur fantastique lui donne les matériaux pour exprimer cette part de la guerre qui échappe à la représentation réaliste. La version développée de cette expérience avait pour ambition de filer ces premières mailles et d’étendre la vision délirante à l’ensemble du champ de bataille en transformant, par exemple, les avions en ptérodactyles et les tanks en vers géants. Même resté à l’état d’expérience d’étudiants, 1916 propose, en faisant du First Person Shooter un First Person Avoider, une manière d’aborder le sujet de la guerre différente de celle des blockbusters gorgés de stéroïdes que nous délivre l’industrie chaque année. Adler explique : « Une production indépendante doit se concentrer sur l’originalité. Nous ne pouvons pas rivaliser avec les jeux AAA et devons donc sortir des sentiers battus pour être remarqués. »

Merci à la création par la contrainte.

 

Pour aller plus loin :

Sur la guerre dans le jeu vidéo : FORTIN Tony (Dir.) [2008], Les Cahiers du Jeu Vidéo #1 : La guerre, Houdan, Pix’n Love.

Sur la première guerre mondiale dans le jeu vidéo : LALU Julien [2014], « Représenter la Première Guerre Mondiale dans les jeux vidéo : entre absence et uchronie », en ligne : < http://centenaire.org/fr/espace-scientifique/societe/representer-la-premiere-guerre-mondiale-dans-les-jeux-video-entre>

Sur les liens entre monstrueux et début du XXe siècle : CLAIR Jean [2012], Hubris : la fabrique du monstre dans l’art moderne – homoncules, géants et acéphales, Paris, Gallimard.

Sur le concept de hantise : DERRIDA Jacques [1993], Spectres de Marx, Paris, Galilée.

Sur le motif du labyrinthe : SANTARCANGELI Paolo [1974], Le livre des labyrinthes – Histoire d’un mythe et d’un symbole, Paris, Gallimard.

 

Source des citations : <https://www.vg247.com/2012/01/29/requiem-for-a-soldier-1916-%E2%80%93-der-unbekannte-krieg/>

Sources des images : < https://www.youtube.com/watch?v=DZys7wZ4h88>

<https://www.dobreprogramy.pl/1916-Der-Unbekannte-Krieg,Program,Windows,30481.html>

<http://thenocturnalrambler.blogspot.fr/2012/10/viel-dinosaurier-in-1916-der-unbekannte.html>