
Lecture critique sur Racisme et jeu vidéo de Mehdi Derfoufi (2021)
Oeuvre discutée : Mehdi Derfoufi (2021), Racisme et jeu vidéo, « Décoloniser le jeu vidéo ? », 63-103.
Mehdi Derfoufi est maître de conférences en études culturelles et nouveaux médias à l’université Paris 8. Il étudie le cinéma, le jeu et la télévision. L'ouvrage Racisme et jeu vidéo, publié en 2021 s’inscrit dans une perspective nouvelle du jeu vidéo : les études décoloniales. Sa pensée est nourrie par les études queers, de genre et décoloniales qui ont déjà été mobilisées pour le cinéma. Il questionne dans ce chapitre la question de l’historiographie hégémonique de l’histoire du jeu vidéo, laquelle serait une histoire industrielle et technologique, se fondant sur une certaine modernité occidentale, blanche et masculine. Il propose de renouveler cette historiographie en mobilisant des concepts issus d’autres champs tels que la littérature et le cinéma, mais aussi issus des cultural studies post-1968 comme les études postcoloniale, décoloniale, féministe, de genre qu’il inclut dans sa définition de game studies. Sa proposition s’appuie sur une perspective matérialiste (dans le sens marxiste du terme), une perception de l’histoire du jeu vidéo comme fait de rapport politique de pouvoir entre individus et structures, fait de dominations et exclusions qu’il est nécessaire de repenser.
Nous nous pencherons ici sur le chapitre « Décoloniser le jeu vidéo ? »
À des fins de déconstruction de l’historiographie occidentalocentrée considérée comme dominante, voire hégémonique, quelles clés de compréhension Derfoufi nous propose-t-il ?
Le problème d’une historiographie occidentalocentrée
1. Une histographie et une sociologie discriminante
Pour Derfoufi, l’historiographie traditionnelle manque de rigueur méthodologique, car elle exclut une partie de l’historiographie du jeu vidéo. Les questions féministes et queers ont ouvert la voie aux questions décoloniales dans le jeu vidéo, mais restent marginales. À titre d’exemples, très peu d’événements portant sur ces questions prennent place ont une envergure nationale voire internationale.
La question de la population qui joue est importante, car le gameplay et la narrativité questionnent la subjectivité du joueur ou de la joueuse et l’amènent à « jouer contre sa subjectivité » lorsque le jeu produit un « discours exotisant voire raciste » (Introduction. p.66).
2. L’Occident, une supériorité ontologique ?
Il met ici en exergue l’association de la modernité occidentale et de la civilisation numérique/les nouvelles technologies. En effet, le jeu vidéo contribue à faire valoir une prétendue supériorité ontologique de l’Occident. Nous pouvons ajouter à cette dualité, qu’il convient de déconstruire, la notion de progrès et de déterminisme technologiques où l’Occident n’aurait qu’une voie à suivre, celle du progrès technologique.
Pour contrebalancer l’idée de la mondialisation comme étant une mondialisation des échanges sans hiérarchie et inégalités au sein de ceux-ci, Derfoufi propose de réutiliser le terme de Sud global (l’ancien tiers monde) comprenant ses diasporas. Ainsi, ce concept permet de donner une subjectivité politique des Suds et de lui donner une consistance face à la notion d’Occident, qu’on ne définit même plus comme s’il était ontologiquement compréhensible de tous (« le jeu vidéo paradigme de la colonialité/opérateur de la décolonialité ? »).
3. L’histoire occidentale : une fausse neutralité apolitique
L’historiographie traditionnelle et dominante se concentre sur le « centre », autrement dit, l’Occident. Cependant, Derfoufi se pose la question à juste titre, de la place du Japon dans cette historiographie. Il est considéré comme un pays central dans le jeu vidéo : il possède une longue histoire du jeu vidéo et a été pionnier dans de nombreuses technologies. Également, son ancienne industrialisation, parallèle à l’Europe de l’Ouest et à l’Amérique du Nord et son impérialisme — nous rappelons que le Japon a colonisé et développé des théories racistes en Asie de l’Est et du Sud - l’a souvent classé comme « pays du Nord » au côté de l’Occident. Néanmoins, il s’agit d’un pays qui s’est construit en opposition aux pays occidentaux et bien qu’il ait été en position de colonisateur et de dominant en Asie, le Japon est un pays de non-Blancs et donc, se situant dans une dynamique raciale avec l’Occident.
Derfoufi nous montre la vanité de penser l’histoire techno-industrielle et occidentale comme une historiographie neutre et dénuée de politisation. Elle crée des angles morts dans notre compréhension du monde du jeu vidéo et ferme des possibilités d’analyse. Il propose ainsi de repenser l’historiographie et avance des pistes de réflexion.
Déconstruire et reconstruire l’historiographie
Pour Derfoufi, il y a une nécessité de repenser les jeux vidéo. Son argument est notamment celui du marché : l’industrie du jeu vidéo rapporte plus que l’industrie du cinéma. Il y a donc une nécessité de repenser et de s’approprier ces sujets (« le jeu vidéo paradigme de la colonialité/opérateur de la décolonialité ? »). Nous pouvons dépasser cette question des marchés en affirmant que les jeux vidéo existent dans l’espace médiatique et social. Ils sont également des vecteurs de divers discours et qu’il s’agit d’une raison suffisante pour les repenser.
1. Un Occident masculin et blanc, mais pas seulement
Tout d’abord, Derfoufi nous rappelle que la colonisation ne s’est pas achevée lors de l’indépendance des pays colonisés, elle s’est infusée de partout. Ensuite, il tente de définir l’Occident en évitant les polarisations. En effet, l’Occident n’est pas synonyme de blanchité. Il estime que des personnes minorisées et racisées vivant en Occident performant l’Occidentalité. En ce sens, il se rapproche des théories de tiers-mondisme et altermondialiste de René Dumont qui évoquait la domination et d’exploitation par les plus pauvres en Occident des pays du Sud (1973) (« Décentrer l’histoire du jeu vidéo »).
2. Ouvrir la pratique du jeu vidéo
L’approche techno-industrielle de l’historiographie des jeux vidéo reste incomplète. Derfoufi montre que tout un pan est occulté, comme la question de la fabrication et de la sous-traitance. En effet, la fabrication des consoles est en grande partie faite par des femmes non-Blanches (p. 90-91). De même, nous pouvons ajouter la question du farming et sa sous-traitance qui réitèrent des rapports de domination de classe, race et genre (Vétel, 2018). Ainsi, même si elle se veut totale, l’historiographie techno industrielle se concentre essentiellement sur les innovations technologiques et la création des jeux vidéo sous l’angle du développement.
Il conviendrait également d’ouvrir la pratique du jeu vidéo et de sa légitimation. Le jeu vidéo a souvent été rapproché de l’art, car, dans une optique occidentale, reconnaître la valeur artistique d’un produit lui apporte une légitimité. Cependant, cette approche tend à se concentrer sur la question de la production et non de l’appropriation. Également, la légitimation passe souvent par le support de jeu : la console et le PC tendent à minorer l’importance des jeux mobiles.
Finalement, Derfoufi explique qu’au-delà de ces considérations de légitimation et de définitions, le manque d’histoire du jeu vidéo hors Occident est criant. Le Japon et les États-Unis sont souvent dits pionniers, mais en Afrique, dès les années 1970, les jeux d’arcades sont très populaires. Dès les années 1950, les premiers ordinateurs sont introduits dans les anciennes colonies britanniques comme le Kenya. De même, l’investissement dans l’informatique a été un moyen de s’affirmer politiquement pour plusieurs pays après être devenus indépendants, notamment au Ghana.
3. Méthode et approche conceptuelle pour une « histoire pluricentrique et multiculturelle »
Derfoufi propose d’utiliser la notion de territorialité pour décentrer le jeu vidéo. Par exemple, le cas de l’Iran et de la Jordanie est intéressant, car leur production de jeux vidéo s’est accrue notamment en réaction à la présence culturelle des États-Unis sur leurs territoires. De même, la territorialité peut être mobilisée dans le cas des pays anciennement colonisés qui proposent des jeux vidéo sur leur point de vue de l’histoire. On pense à 7554 qui traite de la bataille de Ðiện Biên Phủ du point de vue des Vietnamiens. Ces cas sont à analyser non pas comme une histoire alternative, mais bien comme un retournement de point de vue. Derfoufi critique cependant la « territorialité réactionnelle » développée par Hovig Ter Minassian. Il soutient l’idée qu’une production vidéoludique par des pays subalternés se fait en réaction aux productions occidentales. Pour Derfoufi, ces productions ne sont pas une fin en soi, mais une étape dans la réappropriation de leur subjectivité, une réappropriation « de l’être et du savoir » (p. 98).
Enfin, Derfoufi nous propose une mise en pratique de sa méthodologie. Il s’applique à étudier l’Occident, non dans sa forme essentialisante, mais en faisant émerger des identités. Il développe le concept d’européanité au sein de l’Occident comme composante multiculturelle. Cette européanité est un exemple d’étude multiculturelle de l’Occident : l’européanité propose une approche du jeu vidéo qui met l’accent sur la narration et les émotions, laquelle s’opposerait à la performance et au spectacle. Cette européanité aurait aussi une propension à auteuriser les concepteurs de jeu vidéo qui proposent un univers complet, des jeux qui se comprennent avec leur créateur. rices comme les univers d’Hideo Kojima ou Peter Molyneux. Le parallèle est à faire avec une longue tradition d’études cinématographiques et d’auteurisation des réalisateurs en Europe. Les qualités esthétiques comme celles de Journey et Gris mais aussi les qualités narratives comme dans The Witcher et The Last of Us sont aussi des compétences et qualités mises en avant par l’européanité. Ce concept ne renvoie pas à l’Europe en tant que territoire, mais comme une identité qui se développe au sein de l’Occident.
Conclusion
Pour décoloniser les jeux vidéo, il ne s’agit pas tant de proposer une historiographie des jeux vidéo des Autres contre une historiographie des jeux vidéo d’un Occident homogène, mais plutôt d’ouvrir ses questions, de complexifier les rapports sociaux au sein de l’historiographie et prendre en considération des communautés, des cultures, des « centres » et d’éviter l’essentialisation. Au sein de son chapitre, Derfoufi développe la subjectivité contre l’essentialisation universelle, mais n’évoque à aucun moment le terme d’agentivité alors qu’il est au centre des études décoloniales.
Références
s. a (2022, mars). ITTHYNK Gaming’s Impact on show at Africa Games Week 2022, LinkedIn https://www.linkedin.com/pulse/itthynk-gamings-impact-show-africa-games-week-2022-itthynk/
s.a (2022, février). Les studios de jeux vidéo africains s’unissent pour créer un éditeur continental », Agence coffin. https://www.agenceecofin.com/medias/2302-95321-les-studios-de-jeux-video-africains-s-unissent-pour-creer-un-editeur-continental
Derfoufi, M. (2021). Racisme et jeux vidéo, Maison des sciences de l’Homme.
Oulac, F. (2020). Dans le jeu vidéo, le design des personnages noirs est un enjeu de justice sociale, Le Monde https://www.lemonde.fr/pixels/article/2020/07/11/dans-le-jeu-video-le-design-des-personnages-noirs-est-un-enjeu-de-justice-sociale_6045904_4408996.html
Agence France Presse (2022, 25 février) L’Afrique, le nouvel eldorado de l’industrie du jeu vidéo », Radio-Canada.https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1864906/afrique-sud-jeux-video-industrie-croissance
Dumont, R. (2018 [1973]). L’Utopie ou la mort. Points.
hooks, b (2021 [1984]). De la marge au centre : Théorie féministe. Cambourakis.
Vétel, B. (2018). Les travailleurs pauvres du jeu vidéo. Réseaux, 208-209, 195-228. DOI : https://doi.org/10.3917/res.208.0195).